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Didon se sacrifiant
- Pré-édition
- Transcription, Modernisation, Pré-annotation et Encodage : Pascal Macquet et Naomi Michaud
- Relecture technique du XML : Milène Mallevays
- Relecture : Nina Hugot
Notes
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LES PERSONNAGES DE LA TRAGERIE DE DIDON
Achate. Ascaigne. Palinure. EneeÉnée. Le Choeur des Troyens. Didon Le Choeur des Pheniciennes. Anne. BarceBarcé.DIDON SE SACRIFANT. TRAGEDIE D’ETIENNE JODELLE PARSIEN.
Acte I
Achate.
Quel jour sombre, quel trouble, avec ce jour te roulent
Tes destins, ô Carthage 2[2] selon la tradition littéraire, Carthage est la ville fondée par Didon. ? et pourquoypourquoi ne se soullent
Les grands Dieux, qui leur veuëvue et leurs oreilles saintes
Aveuglent en nos maux, essourdent en nos plaintes ?
5Pourquoi donques,jaloux, ne se soullent de faire,
Ce qui fait aux mortels leur puissance deplairedéplaire ?
Race des Dieux, Ascaigne 3[3] Ascaigne est le fils d’Énée (fils d’Anchise et de Vénus) et de Créuse (la fille de Priam, roi de Troie légendaire de l’Iliade). Il a donc une ascendance partiellement divine. et toytoi qui l’avantureaventure
Des Troyens lis au ciel, asseuréassuré Palinure 4[4] Palinure est un personnage de L’Enéide, il est le mythique barreur d’Énée, pilote de sa flotte. ,
Encor que nostrenotre EnéeÉnée 5[5] Énée, fils du mortel Anchise, et de la déesse Vénus, est un des héros de la guerre de Troie. au havre nous envoyeenvoie
10ApprestrerApprêter au departdépart les restes de la TroyeTroie :
Encor que nous suivions ses redoutezredoutées oracles,
Ses songes ambigus, ses monstrueux miracles :
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Encor que, comme il dit, du grand Atlas 6[6] Atlas est le premier fils de Neptune et le premier roi de la mythique Atlantide. la race,
Mercure 7[7] Mercure est le dieu messager. , soit venu se planter à sa face,
15Afin que hors d’Afrique en mer il nous remeineremmène,
Pour faire aussi tosttôt fin à nos ans qu’à la peine :
Ne jettez jetez-vous point l’oeil (las se pourroitpourrait il faire
Que telle pitié peustpût à quelqu’un ne déplaire ?)
JettezJetez-vous point donc l’oeil sur l’amante animée ?
20Sur Didon, qui d’amour et de deuil renflammée,
Jadesjadéjà je la vois forcener, ce me semble,)
Perdre son sens, son heur 8[8] bonheur. , et son EneeÉnée ensemble ?
Et dont peut estreêtre (ha Dieux !) la miserablemisérable vie
Avec nos fiers vaisseaux aux vents sera ravie :
25Tant que l’injuste mort retombant sur nos testes
Armera contre nous les meurtrieresmeurtrières tempestestempêtes
Sa peine fut horrible alors que la nuit sombre
De son espouxépoux SicheeSychée 9[9] Sychée est le premier mari de Didon. Lorsqu’Énée la rencontre, il est déjà décédé. offrit à ses yeux l’ombre,
L’ombre hideuse et palle, et qu’à ses yeux SicheeSychée
30Découvrant une playeplaie, une playeplaie bouchée
De la poudre et du sang, monstroitmontrait à la desertedéserte
De son frerefrère meurtrier la cruauté couverte,
D’un son greslegrêle enseignant sa richesse enterreeenterrée :
Dont elle avecq’avec les siens par l’Afrique altérée
35Fuyant de ce cruel Pygmalion 10[10] Roi de Tyr et frère de Didon. la rage,
Marchanda pour bastirbâtir sur ce bruyant rivage,
Ce que les siens pourroyentpourraient environner de place
De la peau d’un Taureau, et dont elle menace,
Ayant dressé Carthage, horreur mesmemême des guerres,
40Les voisins ennemis, et les estrangesétranges terres
L’autre mal la troubla, lorsque Iarbe le prince
Des noirs Getuliens 11[11] peuple berbère. , luylui offroitoffrait sa province,
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Et son sceptre et sa gent, si par les torches saintes
Du mariage estoyentétaient leurs deux amesâmes estreintesétreintes,
45Sans qu’elle au vieil amour de SicheeSychée obstinée,
Se peustpeut faire flechirfléchir sous le joug d’HymeneeHyménée 12[12] Ne consentît à l’épouser : Didon reste en effet fidèle à son époux Sychée en refusant les avances de Iarbe.
Tant que ce RoyRoi luylui couve au fonsfond de l’ameâme, pleine
D’un immortel courroux, une implacable haine.
Plus estrangeétrange malheur encor la vint susprendresurprendre,
50Quand le pardon des flots appaisezapaisés fit descendre
NostreNotre troupe en Afrique : et que les yeux d’EnéeÉnée
De cent traits venimeux blesserentblessèrent l’effreneeeffrénée,
Lorsque son hostehôte Amour de ses flammes mordantes,
Peu à peu devoroitdévorait ses entrailles ardentes,
55Braisillant dans son coeur, comme on voit hors la braise
Les charbons s’allumansallumant saillir dans la fournaise :
Ou comme l’ardantardent corps dont se fait le tonnerre,
Lors qu’à son elementélément il s’esleveélève de terre
Dans le milieu de l’air, clos d’une froide nuë 13[13] nuée. ,
60Double de cent esclairséclairs la longue pointe aiguë.
Mais las 14[14] Hélas. ! quand des Dieux l’ire à nostrenotre aise s’oppose,
Nous nous sentons trainer de pire en pire chose
Didon, qui nostrenotre EnéeÉnée (arraché de l’horrible
Massacre des GregeoisGrégeois 15[15] Grecs. , de la fureur terrible
65De Junon 16[16] Déesse romaine du mariage, protectrice des femmes. adversaire, et des hurlanshurlants abysmesabîmes)
DesDès lors mesmemême qu’un pied dans Carthage nous mismesmîmes,
Dedans sa courtcour receutreçut, recevant dans son ameâme
Par le regard coupable, et l’image et la flameflamme,
PourroitPourrait-elle égallerégaler tout le mal que luylui brasse
70Si longtemps la Fortune, au deuil qui la menace
En nostrenotre injuste fuite ? Ainsi que l’indiscretteindiscrète
Qui perdoitperdait son Jason, ou que celle de CreteCrète 17[17] île en Grèce. L’épouse, crétoise, de Thésée est Phèdre.
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Qui rappelloitrappelait en vain son TheséeThésée au rivage, 18[18] C’est Ariane, la soeur de Phèdre, qui « rappelloit en vain son Thesée au rivage ». En effet, après avoir reçu l’aide d’Ariane pour triompher du labyrinthe, Thésée la délaissa, lui préférant sa soeur Phèdre avec qui il se maria et rentra à Athènes.
Remplira l’oeil de pleurs, son ameâme d’une rage,
75Et d’une horreur sa ville.
Asc.Ascaigne.
En mémoire me tombe
Ce qu’un jour nous disoitdisait mon perepère sur la tombe
D’Anchise mon ayeulaïeul : Que l’amour et la haine
Des Dieux vont bagarrant la freslefrêle vie humaine :
Tant qu’à peine une joyejoie aux mortels se rapporte,
80Qui n’ait pour sa campagne une douleur plus forte :
Mais il conseille aussi qu’aux choses douloureuses
On s’aveugle, pour voir et goustergoûter les heureuses.
Pal.Palinure.
Il vaut mieux que les Dieux leurs ordonnances gardent
Que pour se desmentirdémentir, aux dangers ils regardent :
85Et l’on ne doit son fiel contre les Dieux espoindreépoindre,
Quand on reçoit des Dieux de deux malheurs le moindre.
Quel malheur si Didon dans sa poitrine ardente,
EustEût peupu d’un grand EneeÉnée ensevelir l’attente ?
Tant qu’une mesmemême ardeur ravissant leur memoiremémoire,
90PeustPût ravir des Troyens et de leur chef la gloire :
Et qu’ici s’attachant la fatale campaigne 19[19] campagne. Nous maintenons la forme « campaigne » pour la rime.
Que le TybreTibre 20[20] Le Tibre est un fleuve italien qui se jette dans la mer Tyrrhénienne. entortille, eusteût pour neantnéant d’Ascaigne
Attendu les efforts, voire et l’horrible race,
Qui doit forcer sous soysoi ce que Neptune embrasse ?
95Un mal passe le mal
Asc.Ascaigne.
Bien qu’une douce amorce
DesrobeDérobe bien souvent au jeune coeur sa force,
Si m’aveuglé-je au bien que j’avoisavais, et au trouble
D’une amante insensée. Il faut que l’on redouble
L’ameâme pour vaincre un dueildeuil. Donc cestecette Afrique douce
100En la laissant nous charme ? Où le destin nous pousse
Suivonsuivons, suivonsuivons toujours. Toute troupe est sujette
Au travail : le travail enduré nous rachetterachète
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Un glorieux repos.
Ach.Achate.
La jeunesse bouillante
Qui contre le souci se rend tousjourstoujours nuisante,
105DeffendDéfend à ton esprit, Ascaigne, qu’il ne ronge
La crainte des dangers, où plus âgé je songe :
La haine fait le dol. Junon par les envies
Que sans fin irritée acharne sur nos vies,
(Elle qui du Tonant 21[21] Jupiter le dieu du tonerre. est la soeur et l’épouse)
110Renverse les destins : et de tout heur jalouse,
Veut monstrermontrer que celuycelui toujours son malheur traine,
Pour qui les coeurs felonsfélons ont enfielé 22[22] couvrir de fiel. leur haine :
N’auroit aurait-elle pas bien pourchassé par menée
Que hors d’ici les Dieux exilassent EnéeÉnée ?
115Elle qui à son vueilveuil DeesseDéesse se transforme,
Auroit Aurait-elle point pris de Mercure la forme,
Pour nous osterôter (feignant du grand Dieu le message)
Une TroyeTroie desjadéjà redressée en Carthage ? 23[23] Achate remet ici en question la légitimité du message des dieux, contrairement à Palinure qui affirmait la nécessité de suivre la volonté divine.
Qui plus est par l’horreur de l’hyverhiver et la rage
120Des cruels Aquilons 24[24] les vents du Nord. , et par le seul naufrage
S’appaisentapaisent leurs courroux. Jupiter nous commande
De faire desmarerdémarrer la Phrygienne bande,
Demeurant des GregeoisGrégeois : car depuis que la TroyeTroie
Fut par l’arrestarrêt celestecéleste aux Atrides 25[25] Dans la mythologie grecque, les Atrides sont les descendants d’Atrée ; Agamemnon et Ménélas qui commandèrent les grecs pendant la guerre de Troie. la proyeproie,
125Ce pauvre nom nous reste, et semble qu’à cestecette heure
Le Ciel veuille que rien de TroyeTroie ne demeure.
Car veuvu qu’en nulle terre on ne nous souffre prendre
Le siegesiège et le repos, et qu’ores 26[26] que maintenant. de la cendre
Des funebresfunèbres tombeaux les tremblantes voix sortent,
130Qui toujours nouveau vol à nostrenotre fuite apportent :
Et qu’ores par les cris de quelque orde 27[27] vilain, sale. Harpye
Nous sommes rechassezrechassés : et or’ de la Lybie
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Par le fils de Maia 28[28] Le fils de Maia est Mercure, dont le père est Jupiter. , qui fait changer sur l’heure
AÀ la traistressetraitresse mer nostrenotre seuresûre demeure.
135Quelle belle Italie, ou quel autre heritagehéritage
Nous promet-on, sinon l’eterneléternel navigage,
Et le fonsfond de la mer, qui par la destinée
Veut pour un Dieu marin recevoir son EnéeÉnée,
EnéeÉnée son neveu, et de luylui seul contente,
140Noyer avecques 29[29] Nous maintenons la forme « avecques » pour le compte syllabique. nous nos Dieux et nostrenotre attente ?
Pal.Palinure.
Jamais aux bas mortels les Immortels ne rendent
Une asseuranceassurance entière : et toujours ceux qui tendent
AÀ la gloire plus haute, ont leurs amesâmes estreintesétreintes
Aux soucis, aux travaux, aux songes, et aux craintes.
145Mais en vain celuy celui-là se tourmente et soucie,
Qui soit heur 30[30] bonheur. , soit malheur, dessus les Dieux appuyeappuie
Le hasarthasard de ses faits : car bien qu’au ciel je veissevisse
Les astres ennemis, et que je me prédisse
De mes voisins dangers l’èvenementévènement moleste,
150Il vaudroitvaudrait mieux, suivant un message celestecéleste
(Quand mesmemême il seroitserait faux) mettre aux Dieux ma fiance,
Que suivre pour guidon ma freslefrêle cognoissanceconnaissance :
Aimant mieux en m’armant d’une volonté pure
Perdre tout, que d’avoir vouloir de faire injure
155Au mandement d’un Dieu, qui veut que pour un vice
ExecutéExécuté, vouloir de faillir se punisse.
Asc.Ascaigne.
Encor oublions nous, qu’outre l’ailé Mercure,
Plus seurssûrsencor nous doit rendre un celestecéleste augure,
Alors qu’au sac piteux nostrenotre TroyeTroie estoitétait pleine
160Du feu, de pleurs, de meurdremeurtre, une flameflamme soudaine
Vint embraser mon chef, qui comme nostrenotre Anchise
L’expliqua, nous chassoitchassait hors de la TroyeTroie prise.
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Je jure par l’honneur de cestecette mesmemême testetête,
Par celle de mon perepère, et par la neufveneuve festefête
165Que le tombeau d’Anchise adjousteajoute à nostrenotre anneeannée ;
Qu’un mesmemême embrasment m’a cestecette matinée
Donné le mesmemême signe : et qu’on nous tient promesse
De revenger bien tostbientôt la TroyeTroie de la GreceGrèce.
Ach.Achate.
Sus sus doncques 31[31] nous maintenons la forme « doncques » pour le compte syllabique. hastonhâtons : l’entreprise est heureuse
170Qu’on n’executeexécute point d’une main paresseuse.
HastonHâtons sans aucun bruit au labeur nostrenotre troupe :
Que tout se trousse au port, que les rameaux on coupe
Pour couronner les mastsmâts : qu’aux vensvents on prenne garde :
Aux fustes 32[32] petits bateaux. , aux esquifs 33[33] petites embarcations. , qu’aux armes on regarde :
175Qu’il n’y ait mastmâts, anteneantenne, ancre, voile, ou hune,
Qui ne soit pour souffrir les hasards de Neptune.
Mais tourne l’oeil Ascaigne, et voyvois l’estrangeétrange peine
Où ton père tout morne à l’écart se pourmenepromène.
Las, faut-il qu’en amour l’audace la plus prompte
180Pour une peur, qui tient tousjourstoujours le frein, se domtedompte ?
Enée.Énée
Du fer, du sang, du feu, des flots, et de l’orage
Je n’ayai point eu d’effroyeffroi, et je l’ayai d’un visage,
D’un visage de femme, et faut qu’un grand EnéeÉnée
Sente plus que Didon sa force effeminée :
185Non pas tant pour l’amour qui ait en moymoi pris place,
Que pour ne pouvoir pas comment souffrir sa face.
Je ne m’effroyayeffrayais point quand la GreceGrèce outragée
Fit ramer ses vaisseaux jusques au bord Sigée 34[34] cité grecque située en Troade.
Ou des Atrides 35[35] Littéralement les descendants d’Atrée : Agamemnon et Ménélas. fiers, où Achille invincible,
190Où Ajax 36[36] Il est le héros tutélaire de l’île de Salamine, où il a un temple et une effigie. , où Ulysse 37[37] héros de la guerre de Troie. , entre tous eux nuisible,
Par ses trompeurs efforts, d’une voix enflammée
EncourageoitEncourageait au sac leur bien conduite armée :
--- 255v° ---
Et que de la muraille, on les vit sur la rive
Menacer de trainer nostrenotre TroyeTroie captive
195Parmi les flots marins : à fin d’orner MycenesMycènes
De ce riche butin, sallairesalaire de leurs peines :
Je r’asseurayrassurai soudain ma raison eslancéeélancée,
Lors queLorsque ma meremère on vit fatalement blessée
D’un trait de DiomedeDiomède : et ne m’estonnayétonnai gueresguères
200 Du destin accompli, quand les dextres 38[38] Les mains droites. meurtrieresmeurtrières
De deux hardis GregeoisGrégeois, dans le sang se souillerentsouillèrent
De Dolon, et de RezeRèze : et vainqueurs emmenerentemmenèrent
Les chevaux Thraciens, avant qu’on les vistvit boire
Dans le Xanthe, duquel vivroitvivrait encor la gloire,
205S’ils en eussent goustégoûté. Moins encor fut troublée
Ma raison dedans moymoi, lors que Panthasilée,
RoineReine Amazonienne, en son camp déconfite,
Le reste de son ost 39[39] armée. fit sauver à la fuite.
MesmeMême la mort d’Hector 40[40] Fils du roi Priam et d’Hécube, Hector, "celui qui résiste", est le grand héros des Troyens dans l’Iliade. (Hector seule deffensedéfense
210De nos murs et de nous) ne força ma constance :
NyNi mesmemême de Pallas l’image gardienne
Prise de l’ennemi, nyni cestecette nuictnuit Troyenne,
CesteCette effroyable nuictnuit, où les Dieux nous monstrerentmontrèrent
Que pour neantnéant dix ans les Troyens resisterentrésistèrent :
215Rien qui peustpût telle nuictnuit s’offrir devant ma veuëvue,
Ne trouva de son sens mon ameâme despourveuëdépourvue.
Bien que du grand Hector l’effroyable figure,
Ayant les cheveux pris et de sang et d’ordure,
S’apparustapparut devant moymoi, pour lors aussi hideuse
220Qu’estoitétait le corps d’Hector, par la trace poudreuse
Qu’il empourpra de sang tout autour de la ville,
Trainé par les chevaux de son meurtrier Achille :
--- 256r° ---
Bien (dydis-je) que sortant hors de la maison mienne,
Je veissevisse en mon chemin la propheteprophète Troyenne 41[41] Il s’agit de Cassandre.
225Entre les mains des Grecs miserablementmisérablement serve,
Tirer par les cheveux du temple de Minerve :
Et bien qu’à tant d’amis par le fer et les flamesflammes
Je veissevisse saccager les maisons et les amesâmes :
Bien (dydis-je) qu’en entrant dans la maison royalleroyale
230Avecq’Avec les Grecs, je veissevisse Hecube 42[42] Épouse de Priam et reine de Troie. froide et pallepâle
De femmes entourée, et de cris et de rages,
Dessous un vieil laurier embrasser les images
Des pauvres Dieux vaincus, et comme condamnée
Tendre le pauvre col à toute destinée :
235Voire son RoyRoi vieillartvieillard, qui d’une main dépite
TàchoitTachait venger le sang de son enfant Polite,
Frappé de mesmemême main, tout petillantpétillant et blesmeblême
Devant l’autel sacré respandrerépandre son sang mesmemême.
Mais quand auroisaurais-je dit les troubles qui m’avindrent
240CesteCette effroyanteeffrayante nuictnuit, qui pourtant ne me tindrent
EsperduÉperdu que bien peu ? tant de fois voir ma meremère
Se planter tout soudain devant moymoi : voir mon père
Pesant de la vieillesse, et mon enfant debiledébile,
Qu’il falloitfallait nonobstant arracher de la ville :
245Voir en chemin ma femme amoindrir nostrenotre nombre,
Et se perdre de moymoi, puis tout soudain son ombre
Revenant, se ficher devant mes yeux, me dire
L’adieu qu’elle devoitdevait. Hé qui pourroitpourrait suffire
À compter tous ces maux, et encor les affaires
250Que m’ont fait rencontrer les destins adversaires
Depuis ce cruel sac, sans que le Ciel m’estonneétonne
Des cas avantureuxaventureux que pour nous il ordonne ?
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La voix de Polydore 43[43] Polydore est un des fils de Priam et d’Hécube. au taillis entendue,
Rendit -elle ma voix autrement esperdueéperdue,
255Que je n’ayai de coustumecoutume ? et lors quelorsque tous malades
Du tourment de la mer, dans les islesîles Strophades 44[44] les Strophades sont un petit archipel situé dans la mer Ionienne.
Nous prismesprîmes nostrenotre port, et que par la Harpye
(Monstre horrible et puant) fut ma troupe advertieavertie
Du malheur qui nous suit, vit -on que je changeasse
260De beaucoup mon visage, et mes sens je troublasse
De si rares hideurs ? L’horrible prophetieprophétie
Des travaux qu’Helenus preditprédit sur nostrenotre vie :
Le monstrueux Cyclope 45[45] Monstre de la mythologie gréco-romaine ayant un oeil sur le front. , à qui nous arrachasmesarrachâmes
Le pauvre AchemenideAchéménide 46[46] L’un des compagnons d’Ulysse, oublié sur l’île des Cyclopes et recueilli par Énée. , et au port le menasmesmenâmes :
265Les trespastrépas de mon perepère, à qui la sepulturesépulture
Nous fismesfîmes à Drepan, bien qu’encor j’en endure,
M’ont-ils fait monstrermontrer autre ? et mesmesmêmes quand nos testestêtes
Je veyvis quasi couvrir des dernieresdernières tempestestempêtes
Que nous eusmeseûmes en mer, de quelle contenance
270Me peut -on voir monstrermontrer un deffautdéfaut d’asseuranceassurance ?
Toutefois maintenant hors quasi de tout trouble,
Je pallipâlis, je me persperds, je me trouble et retrouble :
Je croycrois ce que j’ayai veuvu n’estreêtre rien fors qu’un songe,
Duquel je veux piper la RoineReine en mon mensonge :
275Et bien que je la sçachesache en tous estreêtre humaine,
Je me la feins en moymoi de rage toute pleine.
Il me semble desjadéjà que les soeurs EumenidesEuménides 47[47] Nom donné aux Erinyes, les trois déesses de la vengeance. Une tragédie d’Eschyle raconte la transformation des Erynies en Eumenides.
Pour tantosttantôt m’effroyereffrayer, seront les seules guides
De ces cris effrenezeffrénés, me faisant miserablemisérable
280MoymesmeMoi-même estreêtre envers moymoi, de trahison coulpablecoupable :
Ou bien si sa douceur à l’oeil je presenteprésente,
Plus encor sa douceur de moymesmemoi-même m’absente :
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VeuVu que j’auroisaurais une ameâme estrangementétrangement cruelle,
Si la juste pitié qu’il me faut avoir d’elle,
285Ne me faisoitfaisait crever et rompre l’entreprise,
Qui la loyloi de l’amour infidellementinfidèlement brise.
Si ne le faut-il pas : il faut que ma fortune
S’obstine contre tout, et faut que toytoi Neptune
Portes dessus ton dos, quoyquoi qu’ores 48[48] que maintenant. il advienne,
290Du royaume promis la troupe Phrygienne :
Le conseil en est pris, à rien je ne regarde.
«Une nécessité à tout mal se hasarde. 49[49] Unique sentence de la pièce, soulignée par les guillemets gnomiques.
Le Choeur des Troyens.
Les Dieux des humains se soucient,
Et leurs yeux sur nous arrestezarrêtés,
295Font que nos fortunes varient ;
Sans varier leurs volontezvolontés.
Le tour du Ciel qui nous rameineramène
ApresAprès un repos une peine,
Un repos apresaprès un tourment,
300Va tousjourstoujours d’une mesmemême sorte :
Mais tout cela qu’il nous rapporte
Ne vient jamais qu’inconstamment.
Les Dieux tousjourstoujours à soysoi ressemblent :
Quant à soysoi les Dieux sont parfaits :
305Mais leurs effectseffets sont imparfaits,
Et jamais en tout ne se semblent.
Les deux peuples divers qu’ensemble
L’immuable fatalité,
Pour ce seul jour encorencore assemble
310Dans les murs de cestecette cité :
--- 257v° ---
Les Troyens sous le fils d’Anchise,
Tes Tyriens 50[50] Les habitants de Tyr, ville au sud du Liban, d’où Didon est originaire. dessous ElyseÉlise 51[51] Autre nom de Didon. ,
MonstrentMontrent assez à tous vivansvivants,
Qu’il n’y a que l’audace humaine
315Qui facefasse, que le Ciel attraine 52[52] attirer : nous maitenons la forme pour conserver la rime.
L’heur et le malheur se suivanssuivant.
NostreNotre heur auroitaurait une constance,
Si voulansvoulants tousjourstoujours haulthaut monter,
Nous ne taschionstachions mesmemême d’osterôter
320 Aux grands Dieux nostrenotre obéïsssanceobéissance.
Mais eux qui toutes choses voyentvoient,
Exempts d’ignorer jamais rien,
Ont veuvu, comme il faut qu’ils envoyentenvoient
Aux mortels le mal et le bien.
325Et d’un tel ordre ils entrelacent
L’heur au malheur, et se compassent
Si bien en leur juste equitééquité,
Que l’homme au lieu d’une asseuranceassurance
De plus grande felicitéfélicité.
330Pendant que chetifchétif il espereespère,
(Chacun en sa condition)
La Mort osteôte l’occasion
D’espererespérer rien de plus prospereprospère.
Ainsi les hauts Dieux se reserventréservent
335Ce point, d’estreêtre tous seuls contenscontents.
Pendant que les bas mortels servent,
Aux inconstances de leur temps.
Des evenemensévènements l’inconstance,
Engendre en eux une ignorance :
--- 258r° ---
340Tant qu’aveuglezaveuglés par le desirdésir
Auquel trop ils s’assujettissent,
L’ombre du plaisir pour plaisir.
Mais quoyquoi ? veuvu telle incertitude,
L’homme sage sans s’esmouvoirémouvoir
345Reçoit ce qu’il faut recevoir,
MocqueurMoqueur de la vicissitude.
Car si toutes choses qui viennent,
AvoyentAvaient paravant 53[53] auparavant. à venir,
Si les douleurs qui en proviennent
350Par un malheureux souvenir :
Ou bien, la crainte qui devance
L’evenementévènement de telle chance,
Ne nous peuvent apporter mieux :
Grands Dieux, qu’est-ce qui nous fait faire
355Plus malheureux en nostrenotre affaire,
Que mesmemême ne nous font les Cieux ?
Heureux les esprits qui ne sentent
Les inutiles passions,
Filles des apprehensionsappréhensions,
360Qui seules quasi nous tourmentent.
Tout n’est qu’un songe, une riseerisée.
Un fantosmefantôme, une fable, un rien,
Qui tient nostrenotre vie amuseeamusée
En ce qu’on ne peut dire sien.
365Mais cestecette maràtremarâtre Nature,
Qui se monstremontre beaucoup plus dure
À nous, qu’aux autres animaux,
Nous donne un discours dommageable,
--- 258v° ---
Qui rend un homme miserablemisérable,
370Et avant et apresaprès ses maux.
Et plus les bourellesbourrelles Furies 54[54] Les Furies, pour les latins, sont trois déesses de la vengeance, filles d’Uranus. Elles ont l’apparence de femmes ailées et sont coiffées de serpents. Ce sont les équivalentes des Érinyes chez les Grecs. Elles sont fréquemment évoquées et/ou invoquées dans la tragédie.
VoyentVoient que nous sommes en heur,
Et plus apresaprès nostrenotre malheur
MonstreMontre sur nous leurs seigneuries.
375CesteCette inevitableinévitable Fortune,
Qui renversa nostrenotre cité,
N’eusteût point estéété tant importune
Contre nostrenotre felicitéfélicité,
Si avant que les tristes flamesflammes
380Eussent ravi les chereschères amesâmes
De nos superbes Citoyens :
CesteCette vangeressevengeresse muable,
N’eusteût point estéété tant favorable
Aux murs, et au nom des Troyens
385Mais qui eusteût peupu brider sa rage,
Voyant que le Ciel gouverneur
SouffroitSouffrait qu’on saccageastsaccageât l’honneur
Des villes, et des Dieux l’ouvrage ?
Ainsi n’eusteût pas estéété saisie
390Par les trois infernales soeurs,
L’ameâme de ce grand RoyRoi d’Asie,
Voyant les Grecs estreêtre vainqueurs :
Si ce grand Priam nostrenotre prince
N’eusteût apparu dans sa province,
395Comme RoyRoi de tous autres Rois.
L’Ire n’est point en la puissance
Des princes : et l’Impatience
Contraint leur coeur dessous ses loixlois.
--- 259r ---
Quel horreur, quand la gloire haute
400TresbucheTrébuche, et que les royautezroyautés
Se tournent en captivitezcaptivités,
Soit par hasarthasard, soit par leur faute ?
Toy mesmeToi-même Hecube infortuneeinfortunée,
Qui cruellement des GregeoisGrégeois
405Pour esclave fus entraineeentrainée,
Comment maintenant tu dirois 55[55] dirais : nous maintenons la forme pour la rime. .
Quels brandons, et quelles tenailles
S’acharnent dessus les entrailles
De ceux, qui devant triomphanstriomphants,
410VoyentVoient soudain choir les orages,
Et ensanglanter leurs visages
Du sang mesmemême de leurs enfansenfants?
Nous mesmes-mêmes qui dessous EnéeÉnée
Cherchons nostrenotre bien par nos maux,
415Disons qu’avecq’avec les coeurs plus hauts
La plus grande miseremisère est née.
Mais qui veut voir un autre exemple,
Soit du destin, ou soit du mal,
Que l’homme en souffre, qu’il contemple
420En ce departement 56[56] Départ, séparation. fatal,
Comment la Fortune se jouëjoue
D’une grand’ RoineReine sur sa rouëroue.
J’ayai grand’ peur qu’aucune raison
Voyant le sort tant variable,
425(OÔ pauvre Didon pitoyable !)
Ne demeure dans ta maison
Une impatience est plus grande
Que tout mal que l’on puisse avoir :
--- 259v° ---
Mais la mort a souvent fait voir
430Qu’impatience au mal commande.
Acte II
Didon.
DIEUX, qu’ayai-je soupçonné ? Dieux, grands Dieux qu’ayai-je, sceusu ?
Mais qu’ayai-je de mes yeux moy mesmes moi-même apperceuaperçu ?
Veut donc ce desloyaldéloyal avec ses mains traistressestraitresses
Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesses,
435Donner pour proyeproie aux vents ? Je sens je sens glacer
Mon sang, mon coeur, ma voix, ma force, et mon penser.
Las ! Amour, que devien jedeviens-je ? et quelle aspreâpre furie
Se vient planter au but de ma trompeuse vie ?
Trompeuse, qui flattoitflattait mon aveugle raison,
440Pour en fin l’estoufferétouffer d’une estrangeétrange poison ?
Est-ce ainsi qu’un bienfait le bienfaitrecompenserécompense?
Est-ce ainsi que lafoyfoi tient l’amour arrestéarrêté ?
Plus de gracegrâce à l’amour, moins il a de seurtésûrté.
Ô trop freslefrêle esperanceespérance ! ô cruelle journée !
445Ô trop legerelégère Elise ! ô trop parjure EnéeÉnée !
Mais ne le voici pas ? sus sus escartezécartez-vous,
Troupe PheniciennePhénicienne: il faut que mon courroux
Retenant ce fuitif, desor’ 57[57] désormais. se desaigrisse 58[58] s’adoucisse. :
Ou que plus grand’ fureur mes fureurs amoindrisse.
--- 260r° ---
450ToymesmeToi-même (ô chère soeur) laisse moy-moifaire essayessai,
Ou d’arresterarrêter ses naus 59[59] navires. , ou bien les maux que j’ayai.
Il n’aura pas, je croycrois, le coeur de roche : et celle
Qu’il dit sa meremère, est bien des Dieux la moins cruelle.
Il faut que la pitié l’arrestearrête encorencore ici
455Ou que ma seule mort arrestearrête mon souci.
La mort est un grand bien : la mort seule contente
L’esprit, qui en mourant voit perdre toute attente
De pouvoir vivre heureux.
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes. 60[60] Le Choeur des Phéniciennes donc, comme l’indique la liste des personnages en début d’acte.
Qui ne verroitverrait comment
L’amour croistcroit son pouvoir de son empèschementempêchement ?
460Mais souvent d’autant plus qu’au fait on remedieremédie,
Et plus en vain dans nous s’ancre la maladie.
Did.Didon.
QuoyQuoi t’esmerveillesémerveilles-tu, si ma juste fureur,
Ô parjure cruel, remplit mes mots d’horreur ?
Et qu’outre mon devoir, deçà delà courante
465Il semble que je face à ThebesThèbes la Bacchante,
Qui sentant arriver les jours TrièteriquesTriétériques,
Fait forcener ses sens sous les erreurs Bacchiques ?
T’en esbahis ébahis-tu donc, veuvu qu’assez tu sçavoissavois 61[61] savais. ,
Las 62[62] Hélas. ! que tu rendoisrendis telle et mon ameâme et ma voix ?
470Car bien que ton departdépart tu me dissimulasses,
Bien qu’à la desrobeedérobée aux vents sacrifiasses,
Et au perepère OceanOcéan : bien que sans te changer
Tu m’eusses fait fier du tout à l’estrangerétranger,
Sans que jamais on t’eusteut mescreumécru de telle faute :
475EsperoisEspérais tu pourtant, ô ingrat ingrat hostehôte,
Aveugler tous nos yeux en telle làchetélâcheté ?
Les cieux sont ennemis de la méchanceté.
La terre maugrémalgré soysoi soustientsoutient un homme laschelâche :
Et contre le mechantméchant la mer mesmemême se faschefâche.
--- 260v° ---
480Quand mesmemême ton dessein ce jour je n’eusse veuvu,
NyNi entendu des miens, le Ciel ne l’eusteut pas teutu :
Ma terre en eusteut tremblé, et jusques à Carthage
La mer le fustfût venu sonner à mon rivage.
Mais qui te meultmeut, Cruel ? pourquoypourquoi trop inhumain
485Laisses -tu celle la-là qui t’a mis tout en main ?
NostreNotre amour donc, hélas ! ne te retient-il point,
NyNi la main à la main, le coeur au coeur conjoint
Par une foyfoi si bien jurée en tes delicesdélices?
Que si les justes Dieux vangentvengent les injustices,
490Tes beaux sermensserments rompus rompront aussi ton heur.
Fais fais-tu si peu de compte encor de mon bonheur,
Las ! qui t’enrichissant d’un superbe trophée,
Tiendra ma plus grand’ gloire en moymesmemoi-même estoufeeétouffée ?
Ne te meut point encor un horrible trespastrépas,
495Dont ta Didon mourra, qui aussi tosttôt ses pas
Bouillante hasterahâtera dedans la nuictnuit profonde,
Que les vents hasteronthâteront tes vaisseaux parmi l’onde ?
Or si tu n’es (hélas !) de mon mal soucieux,
Sois pour le moins (Ingrat) de ton bien curieux.
500En quel temps sommes -nous ? n’as-tu pas veuvu la greslegrêle
Et la neige et les vents, tous ces jours pesle-mèslepêle-mêle
Noircir toute la mer, et tant qu’on eusteut cuidé
Que plus le grand Neptune aux eaux n’eusteut commandé,
Tant les vents maistrisoyentmaitrisaient les grand’s vagues enfleesenflées,
505Qui jusqu’au Ciel estoyentétaient horriblement souffleessoufflées ?
CeluyCelui ne s’aime pas, qui au coeur de l’hyverhiver,
Hasardant ses vaisseaux et sa troupe en la mer,
Prodigue de sa vie, attend qu’un noir orage
Dans l’eau d’Oubli luylui dresse un autre navigage.
--- 261r° ---
510Sans crainte de la mort on suivroitsuivrait tout espoir,
S’on pouvoitpouvait plusieurs fois la lumière revoir.
PrensPrend encor que les eaux se rendissent bonnacesbonaces
En ton departement, crains tu point les menaces
Du Dieu porte-trident irrité contre toytoi,
515InfidelleInfidèle à celuycelui qui n’aura plus de foyfoi ?
Toutes les fois qu’en mer les flots tu sentiras
Contre-luter aux flots, palissant tu diras,
C’est à ce coup, ô ciel, ô mer, que la tempestetempête
Doit justement venger ma foyfoi contre ma teste.
520Et si tu t’attens attends lors, que de TroyeTroie les Dieux
Portez dans ton navire, appaisentapaisent et les cieux,
Et l’onde courrouceecourroucée : Il te viendra soudain
Dans l’esprit, que tout Dieu laisse l’homme inhumain.
Un Dieu mesmemême perdroitperdrait l’AmbrosieAmbroisie immortelle,
525Privé de deïtédéité, s’il estoitétait infidelleinfidèle.
Tu gaignasgagnas leur secours par une pietépiété.
Leur secours tu perdroisperdrais par une cruauté.
Songes tu point encor 63[63] Nous maintenons la forme « encor » pour le compte syllabique. , que mesmemême en la marine
L’Amour voit honorer sa puissance divine ?
530Neptune sçait sait-il pas, que c’est que de sentir
Le brandon que ses eaux ne peuvent amortir ?
GlaucqueGlauque le fier Triton, et la troupe menuëmenue
De ces Dieux, ont -ils pas la force en soysoi congneuëconnue
Dont Amour leur commande ? et son divin flambeau
535Ard-il pas les poissons jusques au creuscreux de l’eau ?
MesmementMêmement quant aux vensvents : le fier vent de Scythie
Se vit il flechirfléchir sous l’amour d’Orithye ?
Voyant donc maintenant tous ces Dieux obeirobéir
Aux lois d’Amour, voyant qu’ores 64[64] maintenant. tu veux hairhaïr
--- 261v° ---
540De celle là la vie, à qui mesmesmêmes la tienne
À jamais sera deuëdue, à cestecette heure te vienne,
Qu’il te vienne un remorsremords de t’estreêtre en l’esprit mis
De vouloir dans la mer à tous tes ennemis
Te fier de ta vie, en irritant ton frerefrère,
545Ton puissant frerefrère Amour, en irritant ta meremère,
Qui tous deux te feront sçavoirsavoir à tous les coups,
Qu’en pechantpêchant contre Amour nous pechonspêchons contre nous.
Si encores ta TroyeTroie et les grands tours cogneuësconnues
De ton Priam, dressoientdressaient le chef jusques aux nuësnues :
550Si des murs que bastitbâtit Apollon, tout le clos
N’estoitétait point couvert d’herbe, et de pierres, et d’os,
Qu’entreprendroisentreprendrais-tu plus des païspays estrangersétrangers ?
ChercheroisChercherais-tu le tien parmi plus de dangers ?
Lairrois-tuLairrais-tu quelque terre heureuse et bien aimeeaimée,
555Pour voir par cent perilspérils de TroyeTroie la fumeefumée ?
Craindrois Craindrais-tu point l’hyverhiver, nyni mesmemême Cupidon,
Pour la foyfoi parjureeparjurée à quelque autre Didon ?
Et maintenant (bon Dieux !) qu’en toytoi tu deliberesdélibères,
Cruel, de faire voile aux terres estrangèresétrangères,
560Laissant si douce terre, et si doux traictementtraitement,
Pour suyvresuivre pour ton but un hazardhasard seulement,
Que faultfaut-il que je songe ? hélas, doydois-je pas croire
Que dessus un amour la haine aura victoire ?
VeuVu que tu me fuis tant, qu’à fin de t’estrangerétranger
565De Didon, tu ne crains de suivre aucun danger.
Me fuis tu-tu ? me fuis tu-tu ? ô les cruels alarmes
Que me donne l’Amour, par ces piteuses larmes
Qu’ores 65[65] maintenant. devant ta face espandreépandre tu me vois !
Larmes, las ! qui se font maistressesmaîtresses de ma voix,
--- 262r° ---
570Qui hors de moy ne peut ne peut.
An.Anne.
Quand l’innocente
FlechitFléchit sous le coupable, et plus forte lamente
Devant le foiblefaible, hélas ! le Ciel aveuglément
Donnant à l’un le crime, à l’autre le tourment,
Fait-il pas voir qu’il faut s’accompagner du vice,
575Qui traine incessamment l’innocence au supplice ?
Did.Didon.
Par ces larmes je dydis, que te monstrantmontrant à l’oeil
Combien l’amour est grand, quand si grand est le dueildeuil :
Et par ta dextre aussi, puis quepuisque moymoi miserablemisérable
Ne me suis laissé rien qui ne soit secourable
580Par les feux, par les traits, dont ton frerefrère si bien
A vaincu ma raison qu’il ne m’en reste rien : 66[66] Le frère d’Énée, fils de Vénus, qui a vaincu la raison de Didon, est Cupidon.
Par NostreNotre mariage, et par nos HymeneesHyménées
Qu’avoient bien commencé mes rudes detineesdestinées :
Par les Dieux, que devôtdévot tu portes avec toytoi,
585Compagnons de ta peine, et tesmoinstémoins de ta foyfoi :
Par l’honneur du tiers Ciel que gouverne ta mère :
Par l’honneur que tu dois aux cendres de ton perepère,
Si jamais rien de bon j’ayai de toytoi meritémérité,
Si jamais rien de moymoi à plaisir t’a estéété,
590Je te pry 67[67] prie. prensprends pitié d’une pauvre famille,
Que tu perdras au lieu d’achever une ville,
Comme nous esperionsespérions, et d’assembler en un
Deux peuples asservis dessous un joug commun.
L’espoir flatte la vie, et doucement la pousse,
595L’estranglantétranglant à la fin d’une corde moins douce.
NostreNotre espoir est -il tel ? pourroispourrais-tu faire voir
Qu’entre tous les malheurs il n’y a que l’espoir,
Qui engendre à la fin luy mesmelui-même son contraire ?
Un coeur se doit flechirfléchir, et l’homme est adversaire
--- 262v° ---
600Des hommes, et des Dieux, lors quelorsque d’un mechantméchant coeur
Fuit plus tostplutôt la pitié que son propre malheur.
T’es -tu changé si tosttôt ? osteôte osteôte moymoi desoresdésores 68[68] désormais. ,
(Si quelque lieu me reste aux prieresprières encoresencore)
Le coeur envenimé, qui te deguisedéguise ainsi.
605Las ! je ne te cogneuconnu jamais pour tel ici :
Je t’ayai cogneuconnu pour tel, que justement surprise
J’ayai mespriséméprisé l’amour en tous autres éprise :
L’amour trop mise en un, comme je l’ayai dans toytoi,
Est la haine de tous, et la haine de soysoi.
610J’ayai pour t’avoir aimé la haine rencontreerencontrée
Des peuples et des Rois de toute la contreecontrée :
MesmesMêmes les Tyriens de ton heur offensezoffensés
Couvent dessous leurs coeurs leurs desdainsdédains amassezamassés.
La Princesse aime bien, qui beaucoup plus regarde
615À un seul, qu’à tous ceux qu’elle a pris en sa garde.
Qui plus est pour toymesmetoi-même (ô Soleil me peux -tu
Voir veufveveuve de SicheeSichée, et veufveveuve de vertu ?)
Pour toymesmetoi-même (ô EnéeÉnée) éprise de tes feux,
J’ayai mon honneur esteintéteint, ma chasteté, mes voeusvoeux :
620Pour toytoi (dydis-je) ô EnéeÉnée, on verra tosttôt esteindreéteindre
Ma renommeerenommée aussi, qui se vantoitvantait d’atteindre
D’un chef brave et royal la grand’ voûte, où les Dieux
D’un ordre balancé font tournoyer les cieux :
Qui, peut estreêtre, m’ostantôtant du nombre des Princesses,
625M’eusteut mise apresaprès ma mort au nombre des DeessesDéesses.
À qui (ô trop cher hostehôte) à qui, ô seul support
De ma Carthage, à qui prochaine de la mort
Laisses -tu ta Didon ? Il faut que ma mort osteôte
Mes haines d’entour moymoi, si je pers un tel hôstehôte/>,
--- 263r° ---
630HosteHôte, puis quepuisque ce nom me reste seulement
En celuycelui, qui m’estoitétait mari premierementpremièrement.
Qu’attenattends-je plus sinon que mes murs de Carthage,
Sentent de mon cruel PygmaleonPygmalion la rage ?
Ou que hors de ce lieu que tu auras quitté,
635Mon dur malheur me jette en la captivité
Du RoyRoi GetulienGétulien ? Rien n’espargneépargne l’envie :
Et jamais un malheur ne vient sans compagnie.
AumoinsAu moins si j’avoisavais eu quelque race de toytoi,
Avant que de te voir arracher avec moymoi :
640Et si dedans ma courtcour, du perepère abandonnée
Je pouvoispouvais voir jouërjouer quelquèquelque petit EnéeÉnée,
Qui seulement les traits de ta face gardastgardât,
Et m’amusant à luylui mes soucis retardastretardât :
Je ne penseroispenserais point nyni du tout estreêtre prise,
645NyNi du tout delaisseedélaissée. Alors que l’ameâme éprise
Ne peut avoir celuycelui qui toute à soysoi l’attrait,
Elle se paistpaît au moins quelquefois du pourtraitportrait:
Et bien qu’un souvenir m’embrasastembrasât d’avantage,
J’asseureroisassurerais au moins ma debtedette sur ton gage.
650Mais ores 69[69] maintenant. que ferayferai-je ? ayai-je un autre confort,
Sinon que d’oublier EnéeÉnée par ma mort ?
Et sens m’attendre au temps, qui souvent desenflamedésenflamme,
Me despestrerdépêtrer d’espoir, de l’amour, et de l’ameâme ?
L’amour fait que l’on doit du Soleil s’ennuierennuyer,
655Si la seule eau d’oubli peut ses flamesflammes noyer.
Mais pourquoypourquoi tant de mots ? doydois-je donc satisfaire
À celuycelui qui se doit plustostplutôt qu’à moymoi complaire ?
L’amour l’amour me force, et furieusement
M’apprend, Que qui bien aime, aime impatiemment.
--- 263v° ---
660Qu’en dis-tu ?
En.Énée.
Je ne puis (ô RoineReine) qui proposes
Parlant d’un tel courage, et mille et mille choses,
Faire que ton parler ne me puisse esmouvoirémouvoir,
NyNi faire que je n’ayeaie esgardégard à mon devoir :
Ces deux efforts en moymoi l’un contre l’autre battent,
665Et chacun à son tour coup dessus coup abattent :
Mais lors quelorsque l’esprit sent deux contraires, il doit
Choisir celuycelui qu’alors plus raisonnable il croit.
Or la raison par qui enfansenfants des Dieux nous sommes,
Suis plustostplutôt le parti des grands Dieux que des hommes.
670Tu veux me retenir : mais des Dieux le grand Dieu
N’a pas voulu borner mes destins en ce lieu.
Le Ciel qui moyennant mon courage et ma peine,
Promet un doux repos à ma race, me meine 70[70] mène.
De destin en destin, et monstremontre que souvent
675La celestecéleste faveur bien cherementchèrement se vend.
Ainsi qu’ores 71[71] que maintenant. à moymoi, que le destin repousse
Hors d’un repos acquis, hors d’une terre douce,
Hors du sein de Didon, pour encores ramer
Les boüillonsbouillons escumeusécumeux des gouffres de la mer,
680Pour voir mille hideurs, tant que cent Hippolytes 72[72] Référence à la mort d’Hyppolite le fils de Thésée (voir Hippolyte d’Euripide ou Phèdre de Sénèque). Hippolyte affrontant un monstre marin prenant la forme d’un taureau, envoyé par Neptune sous l’ordre de Thésée, tombe de son char dont les chevaux paniquent, y reste accroché et est mis en pièces tandis qu’il est traîné sur le sol dans la fuite. Au XVIe siècle, Robert Garnier traitera cette histoire dans sa tragédie Hippolyte en 1573.
En seroientseraient mis encor par morceaux en leurs fuites.
Mais soit que cestecette terre, où je conduyconduis les miens,
Semble estreêtre seul manoir des plaisirs et des biens,
Soit que l’onde irriteeirritée, et mes voiles trop pleines
685Repoussent mes vaisseaux aux terres plus loingtaineslointaines :
Soit encor que Clothon 73[73] Une des trois Parques ; c’est elle qui préside à la destinée humaine. renouërenoue par trois fois
Le filet de ma vie, ainsi qu’au vieil GregeoisGrégeois :
Soit qu’apresaprès mon trespastrépas ma meremère me ravisse,
Ou qu’aux loixlois de Minos ma pauvre ombre flechissefléchisse,
--- 264r° ---
690Jamais ne m’adviendra, tant que dans moymoi j’auray aurai
MemoireMémoire de moymesmesmoi-même, et tant que je serayserai
EnéeÉnée, ou bien d’EnéeÉnée une image blesmieblêmie,
De nier que Didon et de RoineReine, et d’amie
N’ait passé le meritemérite, et jamais ne sera
695Que ton nom, qui sans fin de moymoi se redira,
Ne m’arrache les pleurs, pour certain tesmoignagetémoignage
Que maugrémalgré moymoi le Ciel m’arrache de Carthage.
Mais quant à ce departdépart dont je suis accusé,
Je te responsréponds en bref : je n’ayai jamais usé
700De feintise, ou de ruse en rien dissimulée,
À finAfin que l’entreprise à tes yeux fustfût celeecelée.
L’amour ne se peut feindre : et mon coeur, dont tesmoinstémoins
Sont les Dieux, me forçoitforçait au congé pour le moins.
CeluyCelui n’est pas mechantméchant qui point ne recompenserécompense :
705Mais mechantméchant est celuycelui qui aux bienfaits ne pense.
Je n’ayai jamais aussi pretenduprétendu dedans moymoi,
Que les torches d’Hymen 74[74] les torches du mariage. me joignissent à toytoi.
Si tu nommes l’amour entre nous deux passeepassée.
Mariage arrestéarrêté, c’est contre ma penseepensée.
710Souvent le faux nous plaistplaît, soit que nous desirionsdésirions
Que la chose soit vrayevraie, ou soit que nous couvrions
Sous une honnestehonnête mort, et la honte, et la crainte :
Mais dedans nous le temps ne doit pas d’une feinte
Faire une vérité : la persuasion
715GesneGêne, esclave en l’amour la prompte affection.
Ce n’estoitétait ce n’estoitétaient dedans dedans ta courtcour royale,
Où les Troyens cherchoientcherchaient l’alliance fatale :
Si les arrestsarrêts du Ciel vouloientvoulaient qu’à mon plaisir
Je filasse ma vie, et me laissoientlaissaient choisir
--- 264v° ---
720Telle qu’il me plairoitplairait, au moins une demeure
Qui gardastgardât que du tout le nom Troyen ne meure :
Si je tenoistenais moymesmemoi-même à mon souci le frain,
Je ne choisiroischoisirais pas ce rivage lointain :
Je bastiroisbâtirais encor sur les restes de TroyeTroie,
725J’habiteroishabiterais encor ce que les Dieux en proyeproie
DonnerentDonnèrent à Vulcan, et de nom et de biens
Je tascheroistâcherais venger les ruines des miens :
Les temples, les maisons, et les palais superbes
De Priam et des siens, se vangeroyentvengeraient des herbes
730Qui les couvrent desjadéjà : nos fleuves qui tant d’os
Heurtent dedans leur fonsfonds, s’enfleroientenfleraient de mon los 75[75] honneur. :
MoymesmeMoi-même d’un tel art que PhebusPhébus et Neptune,
De Pergames nouveaux j’enclorroisenclorais ma fortune.
Le païspays nous oblige : et sans fin nous devons
735Aux parensparents, au païspaystout ce nous pouvons.
Et qu’eussé-je plus fait pour moymoi ne pour ma terre,
Qu’en me vengeant venger son nom de telle guerre ?
Mais les oracles sainctssaints, d’Apollon Cynthien,
Et mes sorts de Lycie, et le Saturnien,
740Qui d’un destin de fer nostrenotre fortune lie,
Me commande de suivre une seule Italie.
En ce lieu mon amour, en ce lieu mon païspays,
Là les Troyens vainqueurs ne se verront haïs
Des Dieux, comme devant : là la sainctesainte alliance
745Sortira des combats : là l’heureuse vaillance
De neveusneveux en neveusneveux jusqu’à mil ans et mil
Asserviront sous soysoi tout ce païspays fertilfertile :
Et le monde au païspays. Si toytoi PheniciennePhénicienne
Tu te plais d’habiter ta ville Libyenne,
--- 265r° ---
750Quelle envie te prend si ce peuple Troyen
S’en va chercher son siege au port Ausonien 76[76] italien. ?
N’as-tu pas bien cherché ceste terre en ta fuite :
Et pourquoypourquoi, comme à toytoi, ne nous est-il licite
De chercher un Royaume estrangerétranger, quand les Dieux
755Presque bon gré, maugrémalgré, nous chassent en tels lieux ?
An.Anne.
Que la malice peut ingenieuxingénieux nous rendre,
Quand elle veut son tort contre le droit deffendredéfendre :
Plus le vainqueur Thebain 77[77] Il s’agit d’Hercule. sur l’Hydre s’efforçoitefforçait,
Et plus de ses efforts l’Hydre se renforçoitrenforçait :
760Si nostrenotre conscience envers nous ne surmonte,
Jamais par la raison la malice on ne dontedompte,
VoudroitVoudrait-on engluer le Griffon ravisseur,
L’Aigle, ou le Gerfaut ? l’homme mechantméchantest seur 78[78] sûr.
Qu’il est né que pour prendre, hélas ! mais quelle proyeproie ?
765Que ne prens prends-tu, Troyen, sur ceux qui ont pris TroyeTroie ?
En.Énée.
Quant à la foyfoi, que tant on reproche : jamais
T’ayai-je donné la foyfoi, que ce lieu désormais
Emmurant ma fortune, ainsi que tu t’emmures,
FiniroitFinirait des Troyens les longues avanturesaventures ?
770Lors queLorsque tu me faisoisfaisais les troubles raconter
De cestecette nuictnuit, qui peut par un dol emporter
La ville, à qui dix ans, à qui des grands Dieux l’ire,
À qui l’effort des Grecs n’avoitavait encore sceusu nuire :
Te dydis-je pas qu’avant que les Dieux eussent mis
775Telle fin au travail des vainqueurs ennemis,
Souventesfois Cassandre en changeant de visage,
Toute pleine d’un Dieu, qui mesloitmêlait son langage
De mots entrerompus, et dont les sainctssaints efforts
La faisoientfaisaient forcener pour les pousser dehors,
--- 265v° ---
780Nous avoitavait dit, qu’après la Troyenne ruine,
ApresAprès les longs travaux soufferts en la marine,
Je viendroisviendraisreplanter notre regnerègne, et mon los,
En la terre qui tient Saturne encore enclos ?
Te dydis-je pas qu’ainsi les effroyanseffrayantsoracles,
785Les songes, les boyausboyaux, et les soudains miracles
Des cheveux de mon fils, mesmementmêmement le discours
Que le bon Helenus me fit sus tous mes jours,
Voire jusqu’à la voix de la salle Harpye,
AppeloientAppelaient à ce but ma travaillante vie ?
790As-tu donc oublié, que quand nous abordasmesabordâmes,
Et qu’humbles devant toytoi longtemps nous harangasmesharangâmes
De ce qui nous menoitmenait, et quel estrangeétrange sort
Nous avoitavait faictfait alors ancrer dedans ton port,
Nous dismesdîmes dessus tout, que desjadéjà sept anneesannées
795Nous avoientavaient veuvu cherchanscherchant la fin desdestineesdestinées,
Qui l’heureuse Italie à ma race donnoientdonnaient,
Et qui là les labeurs des Phrygiens bornoientbornaient ?
Tu ne peux ignorer que toute humaine attente
Ne soit tousjourstoujours au lieu, qui tout seul la contente :
800Et que je n’eusse sceusu, voyant devant mes yeux
Sans fin sans fin ce but où me tiroienttiraient les Dieux,
Par un nouveau serment autre promesse faire,
Que j’eusse veuvu du tout à mon esprit contraire.
Car qui est celuycelui-là, qui sçachantsachant vrayementvraiment
805Qu’il faulserafausserala foyfoi de son traistretraitre serment,
Aura plustostplutôt en soysoide refuser la crainte,
Que l’eterneléternel remorsremords d’avoir sa foyfoi contrainte
Outre son esperanceespérance ? il ne faut donc penser
Que j’ayeaie jamais sceusu la promesse avancer.
--- 266r° ---
810Qui pourroitpourrait (je suis tel) si telle elle estoitétait faite,
Bon gré maugrémalgré les Dieux empescherempêcher ma retraite ?
Je ne dydis pas qu’en tout incoulpableincoupable je sois,
Un seul deffautdéfaut me mord, c’est que je ne devois 79[79] devais.
ArrestantArrêtant si long tempslongtemps dans cestecette estrangeétrange terre,
815Te laisser lentement prendre au laqslacs 80[80] lacet, piège. qui te serre :
Mais prens prends-t’en à l’Amour, l’Amour t’a peupu lier :
Et l’Amour m’a peupu faire en ta terre oublier.
Amour, non à son fait, mais à son feu regarde :
Et le danger le prend quand moins il y prend garde.
820Si tel amour tu sens, je le sens tel aussi,
Qu’encoresencore volontiers je m’oubliroisoublierais ici :
TesmoinsTémoins me sont nos Dieux, que jamais les nuictsnuits sombres
Ne nous cachent le ciel de leurs espessesépaisses ombres,
Que de mon perepère Anchise en sursaut je ne voyevoie 81[81] vois.
825L’image blemissanteblêmissante, et qu’elle ne m’effroyeeffroie,
Souvent m’effroyeeffroie aussi Ascaigne, dont le chef
Je voyvois comme dans TroyeTroie embraser de rechef 82[82] à nouveau. .
Tout cela nonobstant n’a point eu tant de force
Qu’a eu ce jour le Dieu, qui au departdépart me force.
830Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
Que manifestement j’ayai veuvude ces yeux -ci :
Mercure des grands Dieux le messager fidellefidèle,
Entrant dans la cité, m’apporter la nouvelle
Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soysois mouvoir
835Et la terre et le ciel, pour me tancer, d’avoir
SejournéSéjourné dans Carthage, oubieuxoublieux de l’injure
Que je fais à Ascaigne, et à sa genituregéniture.
Or cesse cesse donc de tes plaintes user,
Et mesmemême en t’embrasant taschertâcher de m’embraser.
--- 266v° ---
840La plainte sert autant aux peines douloureuses,
Que l’huile dans un feu ; les rages amoureuses
S’apprehendentappréhendent au vif lors quelorsque nous nous plaignons,
Et les desespoirsdésespoirs sont des regrets compagnons.
Ce n’est pas de mon gré que je suysuis l’Italie :
845Mais la loyloi des grands Dieux les loixlois humaines lie.
Ne me remets donc rien en vain devant les yeux,
Je m’arrestearrête à l’arrestarrêt de mes parensparentsles Dieux.
Did.Didon.
Les Dieux ne furent oncq 83[83] jamais. tes parensparents, nyni ta meremère
Ne fut oncq 84[84] jamais. celle -là, que le tiers Ciel temperetempère
850Le plus beninbénin des Cieux : nyni oncq 85[85] jamais. (traistretraitre menteur)
Le grand Dardan ne fut de ton lignage auteur.
Le dur mont de Caucase, horrible de froidures :
(OÔ Cruel) t’engendra de ses veines plus dures :
Des Tigresses, je croycrois, tu as sucé le laict 86[86] lait. ,
855Ou plustostplutôt d’Alecton le noir venin infect,
Qui tellement autour de ton coeur a pris place,
Que rien que de cruel et mechantméchant il ne brasse
N’allegueallègue plus le Ciel guide de ton espoir,
Car je croycrois que le Ciel a honte de te voir :
860Sans tels hommes que toytoi le Ciel n’auroitaurait point d’ire,
Jupiter n’auroitaurait point de ses tonneaux le pire.
Voyez si seulement mes pleurs, ma voix, mon dueildeuil,
Ont peupu la moindre larme arracher de son oeil ?
Voyez s’il a sa face ou da parole esmeuëémeut ?
865Voyez si seulement il a flechifléchi sa veuëvue ?
Voyez s’il a pitié de cestecette pauvre amante,
Qu’à grand tort un amour enraciné tourmente,
Plus qu’on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté,
Sans relacherelâche contraint de son fardeau porté
--- 267r° ---
870Voire plus que celuycelui qui sans cesse se rouëroue,
Emportant de son pois et soymesmesoi-même et sa rouëroue ?
Car tousjourstoujours aux enfers un tourment est égal :
Mais plus je vais avant, et plus grand est mon mal.
ToutesfoisToutefois ce cruel n’en a non plus d’atteinte,
875Que si mon vrayvrai tourment n’estoitétait rien qu’une feinte.
Qu’on ne me parle plus des Scythes, nyni des Rois,
Qui ont tirannisétyrannisé Mycenes sous leurs loixlois :
Qu’on ne me parle plus de cruautezcruautés ThebainesThébaines,
Lors que des bas enfers les rages inhumaines,
880SemansSemant un feu bourreau des loixlois, et d’amitié,
Se faisoient faisaient-elles, mesmemême en leur rage, pitié.
Qu’on ne m’estonneétonne plus de tout cela, que l’ire
Des hommes peut brasser : tu peux tu peux suffire
À monstrermontrer qu’un seul homme a d’inhumanité
885Plus que cent Tigres n’ont en soysoi de cruauté.
Car en tout ce qu’on peut raconter des Furies,
Qui sembloientsemblaient se jouërjouer et du sang et des vies,
La cruauté naissoitnaissait de quelque deplaisirdéplaisir,
Et ta cruauté naistnaît de t’avoir faictfait plaisir :
890Voire un plaisir, helashélas ! dont la moindre memoiremémoire
Dessus un coeur de marbre auroitaurait bien la victoire.
Ô Junon, grand Junon, tutrice de ces lieux,
Ô toymesmetoi-même grand RoyRoi des hommes et des Dieux,
Desquels la majesté traistrementtraitrement blasphémée,
895AsseuraAssura faulsementfaussement ma pauvre renommée :
Qu’est-ce, qu’est-ce qui peut or’ 87[87] maintenant. me persuader,
Que d’enhaut en hautvous puissiez sus nous deux regarder
D’un visage equitableéquitable ? Ha gransgrands Dieux, que nous sommes
Vous et moymoi bien trahis ! la foyfoi la foyfoi des hommes
--- 267v° ---
900N’est seuresûr nulle part : las comment fugitif
Tourmenté par sept ans, de mer en mer chetifchétif,
Tant qu’il sembloitsemblait qu’au port la vague favorable
L’eusteût jettéjetépar despitdépit, souffreteux, miserablemisérable,
Je l’ayai je l’ayai receureçu, non en mon amitié
905Seulement, mais (hélas ! trop folle) en la moitié
De mon royaume aussi : J’ayai ses compagnons mesmemême
Ramené de la mort : ha une couleur blesmeblême
Me prend par tout le corps, et presque les fureurs
Me jettent hors de moymoi, apresaprès tant de faveurs.
910Maintenant maintenant il vous a les augures
D’Apollon, il vous a les belles avanturesaventures
De Lycie, il allegueallègue et me paye en la fin
D’un messager des Dieux qui hastehâte son destin.
C’est bien dit, c’est bien dit, les Dieux n’ont autre affaire :
915Ce seul souci les peut de leur repos distraire :
Je croiroiscroirais que les Dieux affranchis du souci,
Se vinssent empescherempêcher d’un tel que cestuycelui-ci.
Va je ne te tiens point : va va je ne repliqueréplique
À ton propos, pipeur, suysuis ta terre Italique :
920J’espereespère bien en fin (si les bons Dieux aumoinsau moins
Me peuvent estreêtre ensemble et vengeur et tesmoinstémoins)
Qu’avec mille sanglots tu verras le supplice,
Que le juste destin garde à ton injustice.
Assez tosttôt un malheur se fait à nous sentir :
925Mais las tousjourstoujours trop tard se sent un repentir.
Quelque isleîle plus barbare, où les flots equitableséquitables
Te porteront en proyeproie aux Tigres tes semblables,
Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher
Contre lequel les flots te viendront attacher,
--- 268r° ---
930Ou le fonsfond de ta nef, apresaprès qu’un trait de foudre
Aura ton masmât, ta voile, et ton chef mis en poudre,
Sera ta sepulturesépulture et mesmesmêmes en mourant,
Mon nom entre tes dents on t’orra murmurant :
Nommant Didon Didon, et lors tousjourstoujours presenteprésente
935D’un brandon infernal, d’une tenaille ardente,
Comme si de MegereMégère 88[88] l’une des trois Furies. on m’avoitavait fait la soeur,
J’engraverayengraveraiton tort dans ton parjure coeur.
Car quand tu m’auras fait croistrecroitre des morts le nombre,
Par tout devant tes yeux se roidira mon ombre.
940Tu me tourmentes : mais en l’effroyable trouble
Où sans fin tu seras, tu me rendras au double
Le loyer de mes maux : la peine est bien plus grande
Qui voit sans fin son fait : telle je la demande :
Et si les Dieux du ciel ne m’en faisoientfaisaient raison,
945J’esmouvroisémouvrais j’esmouvroisémouvrais l’infernale maison.
Mon dueildeuil n’a point de fin : une mort inhumaine
Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine.
Je le sensens, je le voyvois, ouyoui grands Dieux je le voyvois :
Le mal est le degré du mal : sousténez moysoutenez-moi,
950EntronEntrons, je ché 89[89] je tombe. je ché, entrons.
En.Énée.
Ô saints Augures,
InterpretesInterprètes des Dieux, qui des choses futures,
Des presentesprésentes aussi, donnez aux bas mortels
Les soudains jugements, paroissezparaissez ores 90[90] maintenant. tels,
Que Didon puisse avoir par vous la cognoissanceconnaissance,
955Et du vouloir des Dieux, et de mon innocence.
Mais quelle horreur l’esprendéprend ? comment, ô cher support
Des peuples affligezaffligés (il faut jusqu’à la mort
Que je confesse ainsi) comment, ô chère Dame,
Comment donc souffrez- vous de cestecette gentilegentille ameâme
--- 268v° ---
960Evanouir la force ? Ô Jupiter, quel oeil !
Qui eusteût pensé l’Amour perepère d’un si grand dueil ?
Quelle torche ayai-je veuëvue en ses yeux qui me fuyentfuient ?
Comment avec mes yeux mes paroles l’ennuyentennuient.
En quelle pasmoisonpâmoison la conduit-on dedans ?
965Comment son estomachestomac de gros sanglots ardensardents
Bondit contre le Ciel ? et tout despitdépits’efforce,
De mettre hors son feu qui prend nouvelle force
Du vent qu’elle luylui donne ? et comme peu à peu
Les soufflets se renflansrenflant embrasent un grand feu ?
970Maint souspirsoupir bouillonnant qui son brasier allume,
Fait qu’avec son humeur son ameâme se consume.
Quels propos furieux m’a elle degorgezdégorgés ?
Les courroux fait la langue : et les plus outragezoutragés
Sont ceux, qui bien souvent poussent de leurs poitrines
975Des choses, que l’ardeur fait sembler aux divines.
J’en suis encor confus : une pitié me mord :
Un frisson me saisit : Mais rien, sinon la mort,
Ne peut rendre celuycelui des encombres delivredélivre,
Qui veut le vueil 91[91] la volonté. des Dieux entre les hommes suivre.
980Et semble que le Ciel ne permette jamais
La vrayevraie pietépiété s’assembler à la paix.
Ô Amour, ô Mercure, ô Didon, ô Ascaigne,
Ô heureuse Carthage, ô fatale campaigne 92[92] L’édition de 1574 marque « campagne », nous corrigeons en « campaigne » comme au vers 91 pour correspondre à la rime avec « Ascaigne ».
Où Jupiter m’appelle, ô regrets douloureux,
985Ô bien heureux departdépart, ô departdépart malheureux !
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
Quel heurheure en ton depart ?
En.Énée.
L’heur que les miens attendent.
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
Les Dieux nous ont fait tiens.
En.Énée.
Les Dieux aux miens me rendent.
--- 269r° ---
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
La seule impiété te chasse de ces lieux.
En.Énée.
La pietépiété destine autre siegesiège à mes Dieux.
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
990QuiconquesQuiconque romptsrompt la foyfoi encourt des grands Dieux l’ire.
En.Énée.
De le foyfoi des amans les Dieux ne font que rire.
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
La pietépiété ne peut mettre la pitié bas.
En.Énée.
La pitié m’assaut bien, vaincre ne me peultpeut pas.
Le Ch.Le Choeur des Phéniciennes.
Par la seule pitié les durs destins s’esmeuventémeuvent.
En.Énée.
995Ce ne sont pas destins si flechirfléchir ils se peuvent.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Un regnerègne acquis veut mieux que l’espoir d’estreêtre RoyRoi.
En.Énée.
Non cestuycelui, mais un autre est destiné pour moymoi.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Quel païspays se rendra sçachantsachant ta decevance
En.Énée.
J’ayai non pas au païspays, ainsmais au Ciel ma fiance.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
1000Que la Religion est souvent un grand fartfard.
En.Énée.
La religion sert sans art et avec art.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Sans la Religion vivroitvivrait une Iphigene 93[93] Iphigénie. Sur le sacrifice d’Iphigénie et la religion comme cause de malheurs, voir le premier livre du De rerum natura de Lucrèce. .
En.Énée.
Sans celle aussi vivroitvivrait et TroyeTroie et Polyxene
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Ton pauvre Astianax sentit bien son effort.
En.Énée.
1005Les Grecs ne sont point seurssûrs chez eux que par sa mort.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
À Diane elle fait des hommes sacrifice.
En.Énée.
Diane par le sang humain nous est propice.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Que d’autres meurdresmeurtres las ! elle a mis en ce rang.
En.Énée.
Le Ciel aussi requiert obeïssanceobéissance ou sang.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
1010Tu feras que Didon en augmente la bande.
En.Énée.
Ha Dieux, ha Dieux, tay toytais-toi, un remorsremord me commande,
Bien qu’il soit sans effet, de rompre ce propos,
Jamais homme n’aima sans haïr son repos.
LE CHOEUR.
QUELLE orde peste receleerecélée,
1015D’une feinte dissimuleedissimulée,
--- 269v° ---
Seul masque de nos trahisons,
Qui dessous un serainserein visage
Couve dans le traistretraitre courage
Mille renaissansrenaissants poisons,
1020Et tant de mal aux autres donne,
Qu’en fin son maistremaitre elle empoisonne ?
Tel souvent nourrit une haine,
Qui emmielle sa langue pleine
De toute ardente affection :
1025Tel bien souvent les Dieux mespriseméprise,
Qui pour bastirbâtir son entreprise
Ne bruit que de Religion :
L’un ainsi peu à peu prend force :
Tandis et l’une et l’autre feinte
1030Donne mainte mortelle atteinte :
Car l’esprit qui se pense aimé
Se prend et se plaistplait en sa flame,
Tant qu’il sente le corps et l’ame âme,
Le bien et l’honneur consommé.
1035En son repas l’oiseau s’engluëenglue :
Des biens, de l’honneur, de la vie,
Et l’autre qui du tout se fie
Des biens, de l’honneur, de la vie,
Sus celuycelui qui pense estreêtre sainctsaint,
1040Voit en fin l’ameâme ambitieuse,
Une ameâme en fin seditieuseséditieuse,
Qui tout vif jusqu’au vif l’atteint :
Le viperevipère meurt, pour sallairesalaire
De trop à sa viperevipère plaire.
--- 270r° ---
1045Alors tant plus de force on use,
Quand on voit la traistressetraitresse ruse,
Et souvent plus on se fait tort :
Un mal vient plus soudain abbatreabattre
Ceux, qu’on voit le plus se debatredébattre :
1050Comme un sanglier qui tant plus fort
Pousse, escumeécume, gronde, et enrage,
S’enferre tousjourstoujours d’avantage.
DyDis, qui ne seroitserait descouvertedécouverte,
CesteCette ameâmeen toute feinte experte,
1055Dont ce Troyen nous abusoitabusait,
Alors que d’un amour extremeextrême,
Alors que de ses gransgrands Dieux mesmemême
La pauvre Didon amusoitamusait ?
Autour du miel pique l’abeille,
1060Et l’aspic dans les fleurs sommeille.
Cependant, ô sort improspereimprospère,
Ô Amour traistretraitre, avec ton frerefrère
La pauvre RoineReine se paissant,
De cestecette feinte variable
1065Reçoit par un feu veritablevéritable
Un trespastrépas cent fois renaissant.
Ainsi donc les colombes meurent :
Ainsi les noirs corbeaux demeurent.
Les yeux sanglanssanglants, la face morte,
1070Le poil meslémêlé, le coeur transi,
Efforce sa force peu forte,
Et sus son lictlit petillepétille ainsi,
Qu’Hercule arrachant sa chemise,
Qui ja 94[94] déjà. ! jusqu’à l’os s’estoitétait prise.
--- 270v° ---
1075Mais comment se pourroitpourrait-il faire,
Que le Ciel un jour n’envoyastenvoyât
De ces trahisons le sallairesalaire,
Qui son maistremaitre en la fin payastpayât ?
Ainsi la viperevipère tortue
1080 Nourrit en soysoice qui la tue.
ACTE III.
Didon.
FOIBLEFAIBLE, pallepâle, sans coeur, sans raison, sans haleine,
Anne mon cher support, maugrémalgré moymoi je me trainetraîne
De rechef çà et là, malapprisemal apprise à souffrir
Un repos qui me vient l’impatience offrir :
1085Tant que quand tu verras sussur la prochaine rive,
La mer qui se tenoittenait dedans ses bords captive,
Lors qu’un Aquilon vient dessus ses flancs donner,
Bruire, bondir, courir, jusqu’au ciel bouillonner,
Et sans aucun arrestarrêt pousser jusqu’aux campagnes,
1090De ses flots depitezdépités les suivantes montagnes,
Tu verras tu verras l’estatétat où un trompeur
A fait estreêtre le corps et l’ameâme de ta soeur.
Et bien que je ne semble estreêtre tant effrenéeeffrénée,
Que quand je rambarrayrembarrai de mes propos EnéeÉnée,
1095Plus j’ayai perdu dans moymoi de despitdépit rigoureux,
Et plus j’ayai regaignéregagné de tourmenstourments amoureux.
--- 271 r° ---
Alors que contre nous la fortune s’efforce,
Du decroistdécroît d’un grand mal l’autre mal se renforce :
Tant que je croycrois les Dieux contre mon chef jurer,
1100De plus en plus me faire en mes jours endurer.
Mais, las ! si je desplaisdéplais au Ciel, et si l’envie
D’une Alecton mutine en veut tant à ma vie,
Que ne vient on changer à ma mort ma langueur ?
Si de mon heur l’amour ne veut qu’estreêtre vainqueur,
1105Si VenusVénus quelquefois par Junon outragée,
Ne veut que par ma mort estreêtre d’elle vangéevengée,
Que ne m’ont ils permis en ceste pasmoisonpâmoison,
D’où je revienreviens, d’entrer en la noire maison ?
J’eusse appaisé d’un coup par l’extremeextrême allegeanceallégeance
1110Mon tourment, leur dedaindédain, leur envie et vengeance.
Avec mon sang se fustfût mon brasier refroidi,
Avec mes sens se fustfût mon travail engourdi.
Ô malheureuse ardeur, qui reviens en mes veines !
Ô malheureux resveilréveil, qui me rends à mes peines !
1115Qu’heureusement j’estoisétais oublieuse de moymoi !
Que maugrémalgré moymoi je prensprends le jour que je revoyrevois !
Je sens, Anne ma soeur, je sens, veuvu la racine
Que mon mal incurable a pris dans ma poitrine,
Que rien ne me sçauroitsaurait, non pas la mesmemême mort
1120Favoriser au mal, qui redouble si fort.
Si le courroux ardent, et la haine irritée
Contre un, duquel on a l’amorce trop goustéegoûtée,
PouvoitPouvait l’ardent effort de l’amour amortir,
Le courroux m’eusteût l’exil de l’amour fait sentir :
1125VeuVu qu’un tel crevecrève coeur s’est aigri dans mon ameâme,
Que moindre que mon ire on eusteût pensé ma flame :
--- 271 v° ---
Mais le feu n’est jamais du feu l’allegementallégement :
Et le despitdépit du mal nous cause un tiers tourment.
Ou bien si la douleur vivement engravée,
1130PouvoitPouvait faire mourir la personne aggravée,
Je mourroismourrais sur le champ : veuvu qu’on ne peut parler
D’une douleur qu’on peustput à la mienne égaler.
Mais tant plus que le vent combat contre la flame
Pour la tuer soudain, et plus elle prend d’ameâme.
1135C’est en vain, c’est en vain, guarirguérir tu ne te peux
(Ô Didon) nyni mourir lors quelorsque mourir tu veux :
Il faut que maugrémalgré toytoi, en ton mal tu te tiennes,
Il faut que maugrémalgré toytoi aux larmes tu reviennes.
Rabaisse toytoi mon coeur, sans que plus ton courroux
1140Puisse triompher d’un, qui triomphe de nous.
Mais quoyquoi ? faut-il qu’ainsi mon bon coeur degeneredégénère ?
Faut-il que la vertu flechissefléchisse à la miseremisère ?
Verra t’on sous le serf la RoineReine souspirersoupirer ?
Veux-je encor de ce poinctpoint mon honneur empirer ?
1145Faut-il qu’envers une ameâme outre mesure ingrate,
Je facefasse de rechef la priereprière advocateavocate ?
Je ne puis, je ne puis.
An.Anne.
ArresteArrête, ô cherechère soeur,
Ô soeur qui de ta voix me peux tirer le pleur,
Et le coeur tout ensemble, arrestearrête la carrierecarrière,
1150Serrant plus fort la bride à ta douleur trop fierefière :
De peur qu’avant le temps tu ne perdes ainsi,
ToyToi, ta soeur, ta douleur, et ton EnéeÉnée aussi.
L’espoir sert de remederemède : en esperantespérant, les Cieux
Te feront la raison : ou l’espoir gracieux,
1155Quand mesmemême tu perdroisperdrais la chose pretendueprétendue,
T’aura tousjourstoujours plus saine avec le temps rendue.
--- 272 r° ---
On doit tout esprouveréprouver, lors que nous cognoissonsconnaissons
En nos extremesextrêmes maux que rien nous ne laissons,
Qui nous puisse apporter l’heureuse delivrancedélivrance.
1160Nous forçons nos ennuis aux loix de la constance,
Mais la douleur ne peut son relácherelâche trouver,
Quand on sçaitsait qu’on endure à faute d’esprouveréprouver
Tout ce qui peut servir : car ce qui plus nous osteôte
Le moyen de guarirguérir, c’est d’y voir nostrenotre faute.
1165Du premier coup le boeuf au joug ne s’apprend pas :
Le fier poulain ne reiglerègle au premier coup ses pas :
Mais ores on les flate, ores on éguillonne,
Tant que l’un au colier, l’autre au frainfrein se façonne.
Crois tu pas que si PhedrePhèdre eusteût taschétâché plusieurs fois
1170D’embraser Hippolyte, et de pleurs et de voix,
Conduisant sagement son embuscheembûche dressée,
Qu’ils se fussent sauvezsauvés tous deux de mort forcée ?
Achille courroucé, si tosttôt ne revint pas
Pour les presensprésents d’Atride, aux Phrygiens combats.
1175Et que sçaissais tu si c’est une feinte rusée,
Donc ce Troyen te veut rendre plus embrasée ?
Car comment cognoistconnaît-on un Pin estreêtre constant,
Sinon qu’en vain le Nord va ce Pin combatantcombattant ?
Mais souvent estonnezétonnés du premier choc qu’on donne,
1180Nous laissons le butin que le hasard nous donne.
Il faut suivre, il faut suivre.
Did.Didon.
HelasHélas ! las quelle feinte ?
Ce cruel ne m’a veuvu jamais que trop atteinte !
Il ne feint point la fuite à fin de m’embraser,
Mais il feint un oracle à fin de m’abuser.
1185Toutes fois puis qu’puisqu’il faut à mon malheur complaire,
Puis quePuisque je voyvois ma vie en la main adversaire,
--- 272 v° ---
Puis quePuisque mon destin semble avoir remis ce jour
Tout mon bien dessus l’arc ou de mort, ou d’amour,
Anne mon seul espoir, Anne qui mieux apprise,
1190Peux tirer des enfers ta pauvre soeur Elise,
FayFais fayfais moymoi, pour tout bien, le vaincre en un seul poinctpoint,
Dont le plus ennemi ne m’esconduiroitéconduirait point.
Tu vois desjadéjà les naus 95[95] les navires. d’oliviers couronnées,
Tu vois qu’un vain espoir des faulsesfausses destinées,
1195Pousse, et presse au labeur ces fuitifs estrangersétrangers,
Comme un noir escadron de fourmis mesnagersménagers :
Tu vois que mon EnéeÉnée, entalenté de faire
Que du bien que j’ayai fait mon mal soit le sallairesalaire,
PresidePréside sussur la troupe, encores moins esmeuému
1200Des vents, que de mes pleurs qui mouvoir ne l’ont peupu,
Constant en son propos, autant qu’en l’alliance
Qu’il a fait avec nous il monstremontre d’inconstance :
S’il est ainsi, ma soeur, que ton conseil premier
M’a fait mettre ma vie en la main du meurdriermeurtrier :
1205S’il est ainsi qu’encor ta pauvre soeur tu aimes,
Qui t’aime tousjourstoujours plus qu’elle n’aime soymesmessoi-même :
S’il est ainsi qu’EnéeÉnée entre tous t’honorasthonorât,
Et en tous ses secrets vers toytoi se retirastretirât :
S’il est ainsi que seule entre tous tu cogneussesconnusses
1210Les addresses vers l’homme, et que les temps tu sceussessusses,
Va ma soeur et luylui dydis, dydis luylui, ma soeur, qu’helashélas
MiserableMisérable Didon, de ceux je ne suis pas
Qui pour les fils d’Atrée en Aulide jurerentjurèrent
La ruine Troyenne, et leur force y menerentmenèrent :
1215Je n’ayai hors du tombeaux la cendre bien aimée
De son bon perepère Anchise, au gré du vent semée :
--- 273 r° ---
Je ne luylui ayai pas faictfait, pour taschertâcher de vangervenger
Junon contre VenusVénus, son Ascaigne manger :
PourquoyPourquoi veut-il bouscherboucher l’oreille à ma parolleparole ?
1220Où court-il ? est-ce ainsi qu’une amante on console ?
S’il se repent si tosttôt de promettre à Didon
Le reste de ses jours, aumoinsau moins un dernier don,
Un dernier don aumoinsau moins à moymoi lasse, s’ottroyeoctroie,
MoyMoi pauvre amante, helashélas ! que sa rigueur foudroyefoudroie,
1225C’est, qu’il vueilleveuille le temps attendre seulement,
Qu’il pourra dans la mer s’embarquer seurementsûrement :
Qu’il attende le temps, qu’avec ma fortune
Nous voyons appaiserapaiser et les vensvents et Neptune.
Adieu Hymen, adieu mariage ancien,
1230Puis qu’EnéeÉnée en trahit le mal-noüénoué lien :
Je ne luylui requiers plus, que pour sa simple hostessehôtesse,
Albe, RommeRome, Italie, et tout le monde il laisse :
Qu’il s’en voise 96[96] Qu’il s’en aille. bastirbâtir toutes telles citezcités,
Dont il a (je le croycrois) les beaux noms inventezinventés :
1235Je ne veux plus en rien me rendre à luylui contraire,
Tant pour mollir son coeur il me plaistplaît de luylui plaire :
Rien plus je ne requiers, fors 97[97] excepté. qu’un temps qui est vain
Pour espace et repos de mon tourment certain :
Je ne requiers sinon que ce dernier relácherelâche,
1240À fin que ma fortune envieuse, qui táchetâche
Me faire vaincre à moymoi, m’apprenne à me douloir,
Non d’une douleur faire un hideux desespoirdésespoir.
Là (cherechère Soeur) là donc, prensprends peine, je te prie,
De mes pleurs, de mes cris, de mes feux, de ma vie :
1245Feins en toytoi d’estreêtre moymoi, et vienviens gesnergêner tes sens
Pour une heure du mal qui me poind si long tempslongtemps :
--- 273 v° ---
Tu n’auras si tu sens tant soit peu mes alarmes
Pour ce marbre amolir, que trop que trop de larmes :
Plus pitoyablement encor je t’instruirois 98[98] Nous conservons la forme « instruirois » pour le respect de la rime. ,
1250Si tous pleurs n’empeschoyentempêchaient l’accent piteux des voix.
Ô Amour, traistretraître Amour, ô Amour !
An.Anne.
Le dueildeuil serre
Et mes pleurs, et ma voix, lors quelorsque ta voix m’enserre
Jusqu’au plus creuscreux de l’ameâme : ha faux Amour, je sens
Que ta fierefière rigueur n’en veut qu’aux innocensinnocents.
1255Pourtant, pourtant Amour, si toymesmetoi-même et ton frerefrère
N’estesêtes fils d’un Pluton, conceusconçus d’une MegereMégère,
Si tous deux ne portez autour d’un coeur mutin,
L’inexpugnable fort d’un roc diamantin :
Si l’Enfer ne vous presteprête à la dolente terre,
1260Pour revenger ses fils accablezaccablés du tonnerre
Par mille impietezimpiétés : si encor de vous deux
Le Ciel n’a plus d’effroyeffroi, qu’ensemble de tous eux,
Je croycrois que la pitié de mon humble harangue,
La pitié de mes pleurs, faisant tort à ma langue,
1265Fera, que comme nous tu l’atteignes au vif.
L’humble douceur commande au cheval plus retifrétif,
Non le rude esperon. Mais sois sois nous propice,
VenusVénus, meremère d’EnéeÉnée : ainsi pour sacrifice
Du feu des aubespinsaubépins, soit ton autel orné,
1270D’un myrte et d’un rosier vermeil encourtiné,
Le Cygne et le Pigeon en ton offrande tombe,
Et tousjourstoujours en honneur soit d’Anchise la tombe.
Did.Didon.
NostreNotre ameâme, quand l’horreur des filles de la nuictnuit
De propos en propos, de pas en pas la suit,
1275Or’ de brandons ardensardents, or’ d’ardantesardentes tenailles,
Et or’ de noirs serpensserpents devorantdévorant nos entrailles :
--- 274 r° ---
Combien qu’envers le Ciel incoulpableincoupable elle soit,
TousjoursToujours envers soymesmesoi-même une coulpe 99[99] faute, péché. conçoit,
Se condamnant sans fin des choses qui surviennent,
1280Croyant que pour cela les rages la retiennent.
Encor qu’envers le Ciel je n’ayeaie commis rien,
Qui le face aujourd’hui me priver de tout bien.
Si est-ce qu’en oyant mes parolles dernieresdernières,
Par qui ma soeur dressoitdressait à VenusVénus ses prieresprières,
1285À finAfin que l’obstiné se ployastployât à mon gré,
(CestCet obstiné que j’ayai sans fin au coeur ancré)
Je me suis condamnée, en jugeant que la faute
De n’avoir tout ce jour à la majesté haute
De VenusVénus Cyprienne, offert mes humbles voeusvoeux,
1290A refroidi son fils et rembrasé mes feux.
Il faut donc que dressant vers les cieux la lumierelumière,
Je t’appaise, ô DeesseDéesse, ô grand’ DeesseDéesse, meremère
De tout estreêtre vivant, qui as tousjourstoujours estéété
Des hommes et des Dieux la seule volupté :
1295Alme VenusVénus qui tient sous la grand’ spheresphère blonde
Des signes porte-jour, le plus beau ciel du monde :
Où les Amours archiers, les follastresfolâtres desirsdésirs,
Les CharitesCharités, les jeusjeux, les asseurezassurés plaisirs,
Où de tous animaux les moules, la figure,
1300Que Dieu par toytoi, sa fille, ottroyeoctroie à la Nature,
D’un accord mesuré se roulent plaisamment,
Inspirant mainte vie en leur sainctsaint mouvement.
ToyToi, le but de Nature, à qui ne sçauroitsaurait plaire
De defairedéfaire aucun oeuvre, ains 100[100] mais. tousjourstoujours de refaire,
1305Et qui dessus la Mort gaignesgagnes sans fin le pris,
LuyLui faisant rendre autant qu’elle en a tousjourstoujours pris :
--- 274 v° ---
À fin que depeuplantdépeuplant et repeuplant la salle
De Pluton, l’entretien de ce monde s’egalleégale :
ToyToi qui fais les oiseaux se plaire dedans l’air,
1310Les bestesbêtes en la terre, et les poissons en mer :
ToyToi par qui nous voyons les maisons, et les villes,
Le loixlois, les amitiezamitiés, les polices civillesciviles :
ToyToi qui fais differerdifférer tout estreêtre terrien,
Selon le plus et moins que tu leur fais de bien,
1315Seul bien universel, où les hommes aspirent,
Soit que bien, soit que mal, aveuglés ils desirent :
ToyToi qui meslasmêlas ta force avec le Ciel, et fis
Sortir mon grand vainqueur, ton indomtable fils 101[101] Ici il s’agit de Cupidon qui est le fils de Vénus, comme l’indiquent les vers suivants, avec l’évocation de son « arc victorieux » qui est « vainqueur même des Dieux ». Il y a néanmoins une confusion possible avec Énée dans l’esprit de Didon, puisqu’il est également fils de Vénus. ,
Qui, combien qu’on en face un autre, dont la dextre
1320Le grand Caos meslémêlé remit en meilleur estreêtre,
MonstreMontre de jour en jour (vainqueur mesme des Dieux)
Combien peut dessus tout son arc victorieux.
ToyToi de qui maintes fois mainte et mainte louange
Je retins d’un vieillard, que d’un païspays estrangeétrange
1325La Fortune m’avoitavait en PhenicePhénice amené,
Pour polir mon esprit du sien endoctriné :
ToyToi (dydis-je) las ! qui vois les piteuses merveilles
Qu’on exerce sur moymoi : et qui n’as tes oreilles
(Au moins comme je croycrois) closes à mon parler,
1330Qui vois, qui vois mon corps d’heure en heure escoulerécouler,
Sous la cruelle ardeur d’Amour, qui me martyre :
Comme devant le feu on voit fondre une cire :
Comme l’ardent metailmétal pour rougissansrougissants ruisseaux
On voit couler en bas des eschauffezéchauffés fourneaux :
1335Ou comme on voit couler la neige des montagnes,
Et les ruisseaux glacezglacés au travers des campagnes :
--- 275 r° ---
Puis quePuisque je n’ayai jamais refusé de ployer
Sous les loixlois qu’il t’a pleuplu de ton Ciel m’envoyer,
Puis quePuisque je n’ayai sacré une ingrate Jeunesse,
1340Au travail inutil 102[102] Nous conservons la forme « inutil » pour le compte syllabique. de ta soeur chasseresse :
Si, humble, j’ayai perdu pour un hommage sainctsaint,
À ton Autel sacré mon chaste demydemi-ceint :
Si au son de ton nom j’ayai receureçu ton EnéeÉnée,
Si je me suis, helashélas ! toute à son gré donnée,
1345Ployant dessous ton joug : si pour l’amour de toytoi
J’ayai mieulxmieux faictfait aux Troyens qu’à ceux qui sont à moymoi,
Tourne en ce lieu ta veüevue, et la misericordemiséricorde
De toytoi, de la fortune, et de tes fils accorde,
Pour justement changer mon travail au repos.
1350VoyVois, VenusVénus, le venin qui tient à tous mes os :
VoyVois tantosttantôt un brasier, et tantosttantôt une glace,
Qui soudain me r’enflamme, et soudain me r’englace :
VoyVois mon ameâme offusquée en tous autres objets,
Fors qu’en ton fils 103[103] Ici il s’agit probablement d’Énée, le fils de Vénus ; mais comme précédemment il y a une confusion possible avec Cupidon. , qui rend tous mes sens ses sujets.
1355VoyVois sortir de mes yeux, et les larmes coulantes,
Et les brillansbrillants esclairséclairs de mes flammes bruslantesbrûlantes :
VoyVois Didon sans humeur, voyvois Didon se jettant
À genoux devant toytoi, voyvois Didon sanglotant.
PrensPrends pitié, prensprends pitié, DeesseDéesse Idalienne 104[104] Déesse du mon Ida. C’est sur le mont Ida (se trouvant à proximité de la ville de Troie) que Vénus rencontre Anchise le père d’Énée. ,
1360Paphienne, Erycine, Undeuse, Gnidienne 105[105] Ces quatre appelations sont des noms donnés à Vénus. ,
PrensPrends prensprends donque 106[106] Nous conservons la forme « donque » pour le compte syllabique. pitié, et ne permets jamais
Que d’un tort detestabledétestable on payepaie mes bienfaits.
Si tu crois que je t’ayeaie autrefois fait offense,
D’avoir fait à Junon plus qu’à toytoi reverencerévérence,
1365AmoliAmollis toytoi de pleurs, appaise toytoi de voeusvoeux :
Je jure tes yeux noirs, je jure tes cheveuscheveux,
--- 275 v° ---
Qu’en recevant ce jour par toytoi ce beneficebénéfice,
Je payeraypayerai l’usure à ton sainctsaint sacrifice.
Je requiers peu, mais las ! toutes telles fureurs
1370Pour bien peu de relais perdent beaucoup de pleurs.
En.Énée.
Les ennuis dereiglezdéréglés, les maux insupportables,
Qu’on voit sur un esprit se rendre insatiables :
La raison qui nous peut dessous ses loixlois forcer,
Et la pitié qui peut nos raisons effacer,
1375Les mots entrerompus par les larmes mesléesmêlées,
Et les souspirssoupirs tesmoinstémoins des amesâmes desoléesdésolées,
Ne peuvent rien sinon qu’en vain nous esmouvoirémouvoir,
Lors qu’Lorsqu’en un fait les Dieux nous ostentôtent le pouvoir.
Anne, si les ennuis et si l’angoisse extremeextrême
1380Me pouvoientpouvaient arresterarrêter, l’angoisse de moymesmemoi-même,
Sans que ton oeil piteux tesmoignasttémoignât tant de maux,
SeroitSerait la corde et l’ancre à retenir mes naus 107[107] navires. :
VeuVu que nul ne sçauroitsaurait la peine assez comprendre,
Que sans cesse en l’esprit mon amour me r’engendre.
1385Mais les Dieux sont si forts, et du destin la loyloi
Se rend si sainctementsaintement inviolable en moymoi,
Que les pleurs de Didon, que les larmes piteuses,
Qu’en mon piteux adieu mes larmes angoisseuses,
Voire des Tyriens les pleurs ensemble unis,
1390Voire les pleurs des miens avec les autres mis,
Bref, de tous les mortels et les pleurs et les plaintes,
Ne pourroientpourraient pas des Dieux combattre les loixlois sainctessaintes.
Cessons donc de plorerpleurer, tant plus nous ploreronspleurerons,
Et plus nostrenotre tourment dans nous nous graverons.
1395Le pleur qui peu à peu sussur nostrenotre face coule,
Et jusqu’à l’estomachestomac, sa resource, se roule,
--- 276 r° ---
Pour de rechef entrant et montant au cerveau
Redescendre par l’oeil, nous mange, comme l’eau
Qui aux jours pluvieux des goustieresgouttières degoutedégoutte,
1400Mange la dure pierre en tombant goutte à goutte.
Cessons cessons.
An.Anne.
EnéeÉnée, ô EnéeÉnée obstiné,
Tu as bien ce propos contre toytoi ramené,
Pour monstrermontrer que ton coeur que haineux tu reserres
Sans l’ouvrir à pitié, est plus dur que les pierres.
1405La pluyepluie goutte à goutte un marbre caveroitcaverait,
Et quasi un torrent de nos yeux, ne sçauroitsaurait
Mordre dessus ton coeur, plus felonfélon que je cuide
Qu’un coeur de DiomedeDiomède assommé par Alcide 108[108] Hercule (le petit-fils d’Alcée). ,
Coeur qui souffroitsouffrait du sang des hosteshôtes saccagezsaccagés
1410Voir abbreuverabreuver chez soysoi ses chevaux enragezenragés.
Plus cruel qu’un ProcùsteProcuste, et tous ceux dont la guerre
De TheséeThésée et d’Hercule a delivré la terre.
Mais qui me fait ainsi ceux ci ramentevoir 109[109] rappeler au souvenir, se rappeler. ,
Si ce n’est la fureur qu’on me fait concevoir ?
1415Est-il possible, helashélas ! qu’en l’ameâme feminineféminine
Une fureur tant aspreâpre et sans bride domine ?
Et qui pourroitpourrait (bons Dieux) se garder de fureur,
Quand on voit qu’on ne peut rien faire par le pleur ?
N’ayai-je sceusu donc rien faire ? Et n’ayai-je point l’addresseadresse,
1420De faire la pitié sur ta rigueur maistressemaîtresse ?
Se perd doncques 110[110] Nous conservons la forme « doncques » pour le compte syllabique. en l’air tout ce dont j’ayai plorépleuré ?
Tout cela dont j’auroisaurais l’aimant mesmemême attiré ?
Cela, pour qui les Dieux, que ton dol nous raconte,
SeroyentSeraient, je croycrois, meschansméchants s’ils n’en tenoyenttenaient point contecompte ?
1425Cela pour qui tout coeur humain ne craindroitcraindrait pas
PlustostPlutôt qu’y resisterrésister, de souffrir cent trespastrépas,
--- 276 v° ---
Faut-il qu’ainsi je perde ? et faut-il que je voyevoie
Que les Dieux justement ont puni ceux de TroyeTroie ?
Me faut-il voir encor que nyni moymoi nyni Didon
1430N’avons jamais pensé au vieil Laomedon ?
Si de tromper les Dieux cestuycelui-là printprît l’audace,
Ha que nous falloitfallait-il pas espererespérer de sa race ?
Que porté-je à ma soeur, fors le venin dernier,
Qui la va faire voir l’infernal Nautonnier ?
1435Puis-je encor à ses yeux me monstrermontrer en la sorte,
MoyMoi qui ouvre à ses maux et à sa mort la porte ?
Puis-je puis-je me voir moymesmemoi-même le corbeau
De ma soeur, lui portant l’augure du tombeau ?
Hé que sçaissais-tu (Cruel!) qui donnes telle atteinte
1440À ceux qui te font bien, si de ton fait enceinte
Elle ne cache point maintenant dedans soysoi
(Ô fardeau malheureux!) une moitié de RoyRoi ?
Veux-tu qu’avant que voir du monde la lumierelumière,
Ton propre enfant se facefasse un cercueil de sa meremère ?
1445Veux-tu pour rendre Ascaigne, et les siens triomphanstriomphants,
Faire estoufferétouffer ainsi l’autre de tes enfansenfants ?
Las si les meresmères sont en vostrevotre endroit coulpablescoupables,
(Grands Dieux) qu’en peuvent mais les enfansenfants miserablesmisérables ?
Quant aux meresmères, je croycrois, que tu es coustumiercoutumier
1450(Ô le loyal espouxépoux) d’en estreêtre le meurdriermeurtrier.
Si l’on demande où est la meremère à ton Ascaigne,
Elle est où tu veux mettre une autre, que dedaignedédaigne
Tellement ta fierté, qu’il semble que le Ciel
Dedans ton láchelâche esprit n’ait versé que du fiel :
1455Et qu’il s’egayeégaye ainsi, que de tout temps tu rompes
Avec la foyfoi, la vie à celles que tu trompes.
--- 277 r° ---
Hé qui croira jamais qu’on puisse refuser
Un delaydélai seulement ? mais je ne fais qu’user
Et ma langue et mes yeux en mes vaines reproches.
1460En vain taschenttâchent les vents de combattre les roches.
Voilà l’heureux loyer : penses, que pour un tel,
Ma soeur devoitdevait sentir d’amour le dard mortel :
Penses, que je devoisdevais miserablemisérable et deceuëdéçue
Pour un tel donner force à la flamme receuëreçue.
1465Je devoisdevais bien luylui plaire au vouloir d’un mechefméchef :
Nous devions bien orner de fueillesfeuilles nostrenotre chef,
Pour faire aux Dieux, seigneurs des sacrezsacrés mariages,
Pour un tel que cestuycelui, les sainctssaints sacrezsacrés hommages :
Je devoisdevais bien luylui faire un Sichée oublier,
1470Pour au lieu d’un espouxépoux à Pluton l’allier.
Devions nous mille honneurs, mille caresses rendre,
À celuycelui qui filoitfilait le cordeau pour nous pendre ?
Ha je ne puis, alors qu’un si dur souvenir
Me revient, je ne puis mon ameâme retenir.
1475Je me fauls à moymesmemoi-même, et sans l’ire enflamée
Qui m’aigristaigrit et soustientsoutient, on me verroitverrait pasméepâmée.
Je m’en vais, je le laisse, ô rigueur incroyable,
Que cestcet homme inconstant en nos malheurs est stable !
En.Énée.
Ô quel tumulte, Achate.
Ach.Achate.
Amour fait la discorde.
En.Énée.
1480Vois tu point de remederemède ?
Ach.Achate.
Avec la RoineReine accorde.
En.Énée.
Dois-je pour accorder discorder au destin ?
Ach.Achate.
Va donc : CeluyCelui fait bien qui fait à bonne fin.
En.Énée.
PourquoyPourquoi me gesnegêne donc ma conscience encore ?
Ach.Achate.
C’est l’Aigle qui le coeur sur Caucase devoredévore.
--- 277 v° ---
En.Énée.
1485Ô grand Ciel, que voit-on au monde d’arrestéarrêté ?
Ach.Achate.
Le Ciel a retiré toute tranquillité.
En.Énée.
Quel bon heurbonheur donque 111[111] Nous conservons la forme « donque » pour le compte syllabique. reste au monde pour les hommes ?
Ach.Achate.
De n’estreêtre pas long tempslongtemps ce que chetifschétifs nous sommes.
En.Énée.
Qu’attendons-nous pour fin et loyer des travaux ?
Ach.Achate.
1490La mort est le loyer de nos biens et nos maux.
En.Énée.
Nul donques 112[112] Nous conservons la forme « donques » pour le compte syllabique. ne peut-il ici bas heureux estreêtre ?
Ach.Achate.
CeluyCelui que pour heureux les grands Dieux ont fait naistrenaître.
En.Énée.
Je croycrois que le bon heurbonheur des humains ne leur plaistplaît.
Ach.Achate.
Pource que leur honneur bien souvent nous deplaistdéplaît.
En.Énée.
1495Je pense voir le jour que la colerecolère ardente
De Junon redoutée, envoya la tourmente
Contre nos pauvres naus 113[113] navires. , et qu’à voir un tonnerre
EspouventerÉpouvanter la mer, et desplacerdéplacer la terre,
Les esclairséclairs redoubler, et des vensvents adversaires
1500Les gosiers s’aboyer, et resiffler contraires,
Les flots monter au ciel : il sembloitsemblait que les ondes
TaschassentTâchassent de ravir aux abysmesabîmes profondes,
Ceux qui s’estoyentétaient sauvezsauvés de la Troyenne cendre :
Quand un feu nous pardonne une eau nous vient attendre.
1505Durant l’orage tel mes naus 114[114] navires. virevoltées,
S’écartant çà et là, de tous costezcôtés jettéesjetées
À la merci du vent, sans suivre route aucune,
Ore devers le Nord, attendoyentattendaient leur fortune,
Ore devers le Sud par le Nord ramenées,
1510Et ore devers l’Est se voyoyentvoyaient destournéesdétournées
Par l’Ouest opposé : tant que la mer bonace
Des ses freresfrères bandezbandés appaisant la menace,
Nous eusteût poussezpoussés à bord : Je sens de mesmemême sorte
(Ore que ma fortune arrestearrête que je sorte)
--- 278 r° ---
1515Agiter mon esprit, qui çà qui là se vire
De centre troubles divers, comme au vent le navire.
D’un costécôté le proffitprofit, la peur me tient de l’autre,
Soit la peur de sa mort, soit la peur de la nostrenotre :
Didon et la saison sont d’une fureur mesmemême :
1520Mais la plus grand’ fureur c’est la fureur supremesuprême.
Ach.Achate.
QuoyQuoi ? où revenons nous ? quoyquoi, toytoi qui as pour meremère
Une VenusVénus, faut-il tenir du tout du perepère ?
En.Énée.
Ha foyfoi, ha stable foyfoi, seul gage inviolable
Des hommes et des Dieux, cent fois est punissable
1525Celuy qui t’offensant de certaine science
Amortit l’éguillon que sent sa conscience !
Il luylui devroitdevrait sembler, lors quelorsque le Ciel tempestetempête,
Qu’il ne s’emeutémeut sinon que pour briser sa testetête :
Il luylui devroitdevrait sembler, lors quelorsque la mer s’irrite,
1530Que contre luylui tout seul son courroux se dépite :
MesmeMême au moindre combat chetifchétif, il devroitdevrait croire,
Que le Ciel l’a desjadéjà privé de la victoire,
Puis qu’Puisqu’il a hasardé avec sa foyfoi premierepremière,
L’asseuranceassurance, le sens, la force coustumierecoutumière.
1535Car de toutes les peurs, la peur la plus extremeextrême
C’est la peur d’un esprit coulpablecoupable envers soymesmesoi-même,
Qui s’espouvanteépouvante tant, que mesmemême sans encombre
Se voit suivre sans fin de la peur de son ombre.
Faut-il que maugrémalgré moymoi les peurs en moymoi s’empreignent ?
1540Faut-il que maugrémalgré moymoi, voire en mon innòceǹceinnocence
Je m’accuse à grand tort d’une execrableexécrable offense ?
Ach.Achate.
Si tu ne sçaissais assez, que nous imprudensimprudents hommes,
De nous mesmemême tousjourstoujours les adversaires sommes,
--- 278 v° ---
Les Juges, les bourreuxbourreaux, tu te le peux apprendre
1545Du mal que ton esprit pour soymesmessoi-même engendre.
Ta seule opinion est de ta crainte meremère :
La crainte du remorsremords : le remorsremords est le perepère
D’une autre opinion, que tu prensprends quand tu penses
Offenser griefvementgravement, lors que point tu n’offenses :
1550Mais moymoi qui soucieux à tout danger regarde,
Je sens une autre peur : j’ayai peur que trop on tarde
Dans ce havre, tu sçaissais combien est monstrueuse
D’un courroux feminin l’ardeur tempestueusetempétueuse.
Nous verrons tout soudain les troupes Tyriennes
1555Darder le feu vangeurvengeur dans les naus 115[115] navires. Phrygiennes :
Nous verrons tout fremirfrémir, et ces rives mouillées
De sang et de corps morts hideusement souillées.
Partons donc au plus tosttôt.
En.Énée.
Aussi tostAussitôt que les sommes
Auront un peu ce soir rafreschirafraîchi tous nos hommes,
1560Je ferayferai que l’on single : Aa quoyquoi qu’il en sorte,
Un pesant faisfaix de maux avecques 116[116] Nous conservons la forme « avecques » pour le compte syllabique. moymoi j’emporte.
Las ! nous faut-il voguer sans sçavoirsavoir quelle issuëissue
Sortira d’un amour qui son amante tuëtue ?
Pauvre Didon, helashélas ! mettras tu l’asseuranceassurance
1565Sur les vaisseaux marins, qui n’ont point de constance ?
LE CHOEUR.LE CHOEUR DES TROYENS. 117[117] L’imprimé de 1574 ne le précise pas, mais il s’agit ici du choeur des Troyens, comme l’a montré Nina Hugot dans son article « Les deux peuples divers » ; Le double choeur dans Didon se sacrifiant dans Lectures d’Etienne Jodelle Didon se sacrifiant, dir. Emmanuel Buron et Olivier Halévy, Presses Universitaires de Rennes, 2013 : « Pour l’acte III [...] les vers « Nostre Prince porté par la mer incertaine » et « Didon, qui dans sa ville avec les siens demeure » (v. 1577 et 1580) démontrent qu’il s’agit du choeur des Troyens. ».
CEUX que Fortune exerce aux travaux de ce monde,
N’ont pas beaucoup d’effroyeffroi, si leur faut dessus l’onde
Sans relácherelâche ramer :
VeuVu que mesmemême au millieumilieu du repos et des villes,
1570Les humains vont souffrant, au lieu d’estreêtre tranquilles
Une eternelleéternelle mer.
--- 279 r° ---
NostreNotre Prince porté par la mer incertaine,
Sentira dans l’hyverhiver une mer plus humaine
Que la mer du souci.
1575Didon, qui dans sa ville avec les siens demeure,
Sent une horrible mer plus cruelle à cestecette heure,
Que n’est cestecette mer ci.
Malheureuse cent fois celle qui abandonne
À l’estrangerétranger son coeur, son lictlit, et sa couronne :
1580Le murmure nouveau
De son peuple, l’adieu du mari qui s’absente,
Et son dur desespoirdésespoir, luylui servent de tourmente,
Enfondrant son vaisseau.
ACTE IIII.
Anne.
ÀTILÀ-t-il donques 118[118] Nous maintenons la forme « donques » pour le compte syllabique. bien peupu se renforcer de sorte,
1585Qu’à toutes passions il ferme ainsi la porte ?
À t’elle donc bien peu s’affoibliraffaiblir tellement,
Que de se laisser vaincre à l’effort du tourment ?
Elle meurt, elle meurt : JaJà jajà dans son visage,
De la mort pallissantepâlissante on voit peinte l’image :
1590Encor 119[119] Nous maintenons la forme « Encor » pour le compte syllabique. tant les amansamants se nourrissent de pleurs,
Et tant les furieux se plaisent aux fureurs.
Elle a voulu que seule en son mal on la laisse :
Las veut -elle forcer la mort par la destressedétresse ?
Deust Dût-elle pas trouver, mesmemême en la trahison
1595Qui la fait forcener, sa propre guarisonguérison ?
--- 279 v° ---
En s’egayantégayant plus tostplutôt de perdre un tel parjure,
Que faire pour un traistretraître à son repos injure ?
N’eusteut-il pas deudû plustostplutôt, que de la courroucer,
De quelque moindre offense aimer mieux trespassertrépasser ?
1600Peut-il voir que par luylui la vie soit ravie
À celle, dont il tient et son heur 120[120] bonheur. et sa vie ?
Puis qu’Puisqu’ilils n’estoyentétaient plus qu’un en ce laqs 121[121] « laqs » signifie filet ou lacet, dans le sens d’un piège. Le mot sert ici de métaphore, présentant la relation entre Énée et Didon comme un piège. d’amitié,
PenseroitPenserait-il apresaprès durer sans sa moitié,
En sentant mesmementmêmement l’implacable furie,
1605De l’avoir pour loyer luymesmelui-même ainsi meurdriemeurtrie ?
Las las ! on voit mes sens, BarceBarcé espouventeépouvante toytoi :
BarceBarcé, cherechère nourrice, assemble avecques 122[122] Nous maintenons la forme « avecques » pour le compte syllabique. moymoi
L’estonnementétonnement, l’horreur, les plaintes, et les larmes,
Et s’il est oncq 123[123] jamais. possible, en si cruels alarmes
1610D’user d’aucun conseil, conseille le moyen
De bannir hors du coeur de ma Soeur ce Troyen.
L’ageâge tousjourstoujours apprend, et n’est pas qu’ancienne
Tu n’ayesaies pratiqué l’horreur magicienne :
Donc à l’escartécart tournant trois ou sept ou neuf tours,
1615De beaux vers remachezremâchés encharme les amours.
L’amour qui plus qu’au corps en nostrenôtre ameâme domine,
Ne se guaristguérit jamais du jus d’une racine :
Mais on dit que le vers qui est du ciel appris,
Domine sussur l’amour et dessus nos esprits.
1620Si par son art MedéeMédée en la fin n’eusteût de soysoi
Chassé l’amour bourreau de Corinthe le RoyRoi,
Sa fille Glauque aussi, ne fussent mis en cendre :
De ses propres enfansenfants la gorge encore tendre,
N’eusteût caché jusqu’au manche un cousteaucouteau maternel,
1625Ains 124[124] Mais. pour se depestrerdépêtrer du mal continuel,
--- 280 r° ---
Changeant sa serve vie avec la mort plus gayegaie,
Le sang, l’amour, et l’ameâme, eusteût vomi par sa playeplaie.
Mais voyant que le vers qu’elle ainsi remachoitremâchait,
Du lourd fardeau d’amour son ameâme depeschoitdépêchait,
1630DesployaDéploya son courroux sussur ceux qui l’offenserentoffensèrent,
Et comme son dragon ses amours s’envollerentenvolèrent.
Bar.Barcé
J’ayai trop d’estonnementétonnement, je n’ayai que trop d’horreurs,
Trop de plaints en la bouche, et trop aux yeux de pleurs :
Mais quant à ce conseil, miserablemisérable Nourrice,
1635Je ne sens rien en moymoi qui ce mal divertisse.
Des vers magiciens je n’ayai l’usage appris,
Et les vers n’avoyentavaient pas sussur un tel mal le pris :
FustFût qu’avec cent pavots un repos j’excitasse,
FustFût qu’avecque 125[125] Nous maintenons la forme « avecques » pour le compte syllabique. les cieux les enfers j’appellasse,
1640Pour charmer la poison maistressemaîtresse de ses os,
Rechassant par un charme un charme au coeur enclos.
Ô ManesMânes de Sichée, ô Dame bien-heureuse,
Dont le meurdremeurtre souilla la dextre convoiteuse
De ton frerefrère inhumain, sans que moymoi qui t’avoisavais
1645Nourri de ma mammelle, et qui las ! ne pouvoispouvais
Recevoir plus de dueildeuil, eusse sussur ta lumiere
Rabbatu de mes doigts l’une et l’autre paupierepaupière.
HelasHélas pauvre ombre (dydis-je) encores t’est-il mieux
D’avoir ainsi volé sussur le bord oublieux
1650Par un meurdremeurtre soudain, que non pas à ta femme
Mourir à petit feu, d’une amoureuse flamme,
Qui l’animant tousjourstoujours d’une ardeur par dedans,
Et la vie, et la mort, luylui laisse entre les densdents.
Et moymoi chetivechétive, helashélas ! qui suis seule laissée,
1655Depuis que la nourrice à Didon est passée
--- 280 v° ---
Avecques 126[126] Nous maintenons la forme « Avecques » pour le compte syllabique. toytoi là bas, ne la puis secourir :
Non plus, hé ! que tu peux te garder de mourir.
Puis-je sans larme dire en quel poinctpoint je l’ayai veuëvue ?
Pourra ma foiblefaible voix de sa fureur conceuëconçue
1660Exprimer les accensaccents ? pourraypourrai-je assez bien plaindre
Les yeux qu’on voit flamber et puis soudain s’esteindreéteindre,
Comme s’ils estoientétaient jajà languissanslanguissants dans la mort,
Et soudain reflamber encores de plus fort ?
Mais plaindre ce beau poil qu’au lieu de le retordre,
1665Elle laisse empestrerempêtrer sans ornement, sans ordre,
Sans presque en abstenir les sacrilegessacrilèges mains :
Mais, las ! plaindre ce teint, l’honneur des plus beaux teins,
Qui tout ainsi qu’on voit la fumée azurée
Du soulphresoufre, reblanchir la rose colorée,
1670De moment en moment, par l’extremeextrême douleur
Change avec un effroyeffroi sa rosine couleur :
Mais las las ! sur tout plaindre un beau port venerablevénérable,
Un port, helashélas ! au port des DeessesDéesses semblable,
Qui se sent arracher du front la deïtédéité,
1675Pour avec cent fureurs changer sa majesté.
Vous diriez à la voir qu’insensée elle semble
La LyonneLionne outragée, à qui le pasteur emble
(Lors queLorsque de sa caverne elle s’absente un peu)
Ses petits Lyonneaux 127[127] lionceaux. , et la poursuit au feu,
1680EffroyantEffrayant d’une torche un fier regard colerecolère,
Qui effroyablement de mainte torche éclaire.
Ô l’heure malheureuse en qui ces Phrygiens 128[128] Les Phrygiens sont les Troyens : le peuple d’Énée.
VindrentVinrent premier floter aux sables Lybiens !
Dés lors mon coeur jugea qu’avant la departiedépartie,
1685À grand’ peine on verroitverrait Carthage garantie
--- 281 r° ---
D’un mal inesperé : car on veut s’outrager
Quand d’un recueil prodigue on reçoit l’estrangerétranger :
TousjoursToujours vient une perte, un regret, une honte,
Quand plus des estrangersétrangers que des siens on tient contecompte.
1690Mais qui eusteût pensé, las ! qu’une desloyautédéloyauté
EustEût contre tant d’efforts meschammentméchamment resistérésisté ?
Qui l’eusteût pensé (bons Dieux!)
An.Anne.
Je croycrois que la malice
Nous aveugle au conseil, puis nous livre au supplice :
CroiroitCroirait-on qu’un EnéeÉnée oubliastoubliât de penser
1695Ce qui peut son dessein et sa vie offenser,
Avant qu’entrer en mer ? sans qu’à rien il regarde
En une mer de mausmaux chetifchétif il se hasarde.
PrentPrend-il point garde, avant qu’avoir en soysoi fermé
L’arrestarrêt de ce dessein, à ce monstre emplumé,
1700Qui soucieux de tout jamais ne se repose,
Et qui de bouche en bouche espandépand chacune chose
Du Nil Egyptien jusqu’aux eaux d’Occident,
Et du Scythe gelé jusques au More ardent,
Prompt d’agrandir un fait, ce monstre hasardeux
1705(DyDis-je) qui éguisa nagueresnaguères sur eux deux
Ses langues, et ses yeux, quand l’amour effrenée
Couverte du manteau d’un trompeur Hymenée,
Commença par augure à mille fois monstrermontrer,
Qu’un bien legerléger fait l’homme en cent malheurs entrer,
1710Quand le presentprésent plaisir qui moins qu’un songe dure,
OsteÔte le sentiment de la peine future ?
PrentPrend-il point (dydis-je) égard aux encombres que peut
Conspirer sur les grands ce monstre quand il veultveut ?
C’est aumoinsau moins, c’est aumoinsau moins que telle renommée
1715Rendra contre son nom toute terre animée ?
--- 281 v° ---
Et tant que rencontrant son forfait en tous lieux,
Ne luylui restra que d’estreêtre à soymesmesoi-même odieux.
PrentPrend-il point garde encor qu’à grand’ peine en leur ágeâge
Les siens pourront à chef mettre une autre Carthage ?
1720Et que ces beaux destins, ces oracles rendus,
Ces miracles, ces feusfeux, ces beaux Dieux descendus,
Ne sont qu’illusions, ou DemonsDémons qui nous peinent,
Et ministres du Ciel en nos malheurs nous meinentmènent ?
PrentPrend-il point garde encor, je croycrois, qu’en un plainplein jour
1725Un pechépéché nous ennuicte aux forces qu’a l’amour,
Dont il rompt les conseils, qu’on cache et qu’on eventeévente ?
Hé ! qui s’ose vanter de tromper une amante ?
Hé ! qui s’ose promettre en la trompant ainsi,
Qu’aveuglément luymesmelui-même il ne se trompe aussi,
1730Pensant qu’on permettra sans en rien l’outrager,
Sortir hors d’un païspays l’outrageux estrangerétranger ?
Nos peuples Tyriens auroyentauraient-ils plus qu’EnéeÉnée
Et les bras engourdis, et l’ameâme effeminéeefféminée ?
Mais toutesfois delivredélivre et de honte et de peur,
1735Rend de la prevoyanceprévoyance un seul hasard vainqueur.
Ô aveugle entreprise, ô trahison ouverte,
Qui semble avoir estéété pour l’une et l’autre perte
Mise en ce chef parjure, à finafin qu’il fustfût certain
Par l’exemple des deux, que Cupidon en vain
1740Nous repaistrepaît quelque temps, pour faire apresaprès repaistrerepaître
NostreNotre coeur aux serpensserpents que dans nous il fait naistrenaître.
Que plaindrayplaindrai-je premier ? plaindrayplaindrai-je le forfait
Que mon conseil, helashélas ! à son honneur a fait ?
Voire aux ManesMânes sacrezsacrés de son loyal Sichée,
1745Voire aux pourchas 129[129] action de poursuivre avec acharnement ; de pourchasser. de ceux, dont j’ayai tant veuvu cherchée
--- 282 r° ---
Avec Didon fuitive, en ce port estrangerétranger,
Une alliance (helashélas !) franche d’un tel danger ?
C’est moymoi BarceBarcé, c’est moymoi : qui pourroitpourrait sans plorerpleurer
Le confesser, c’est moymoi qui la faisfait endurer,
1750C’est moymoi qui ayai banni de son ameâme la honte,
Par qui seule d’amour la force se surmonte.
C’est moymoi qui pour sa mort, ayai le bois entassé,
C’est moymoi qui ayai dans elle un brasier amassé :
C’est moymoi qui ayai tousjourstoujours telle flamme nourrie,
1755Qui ne peultpeut sans Didon se voir jamais periepérie :
C’est moymoi à qui tousjourstoujours se venoitvenait addresseradresser
Ce desloyaldéloyal trompeur, qui ne craint de blesser
NyNi les Dieux, nyni sa foyfoi ; nyni l’amante embrasée,
Que sa foyfoi, que les Dieux, ont en fin abusée.
1760Mais sera-tilt-il donc vrayvrai ? (bons Dieux!) permettrez vous
Que ce pipeur se jouëjoue et de vous et de nous ?
Que t’avons nous donc fait, sainctesainte troupe celestecéleste ?
Mais que t’avons nous fait, ô estrangerétranger moleste ?
VangezVengez s’il y a faute : Ha Dieux elle n’a pas
1765Trop inhumaine hostessehôtesse, en un sallesale repas
Souillé d’un corps humain vostrevotre divine bouche.
Ell’ n’a pas egorgéégorgé Jupiter dans sa couche,
Changeant son coeur de femme au coeur d’un Lycaon 130[130] Concernant le mythe de Lycaon voir le livre premier des Métamorphoses d’Ovide. Il s’agit d’un roi humain, changé par Jupiter en loup pour punition de son hybris. En effet Lycaon avait servi à manger de la chair humaine à son hôte divin, comme signe de défi. Jupiter se servira de l’exemple de Lycaon pour illustrer la décadence de l’humanité et ainsi justifier le déluge qu’il prévoit de faire s’abattre sur terre. Il s’agit donc d’un exemple de criminel célèbre qui est ici comparé à ce que selon Anne, Didon n’est, justement pas : « Ell’ n’a pas ». :
De rien ne l’a sçauroientsauraient charger les Dieux, sinon
1770D’avoir tout au rebours hostessehôtesse trop humaine,
Trop bien fait à celuycelui, las ! grands Dieux, qui à peine
Trop ingrat s’en soucie, et qui l’abandonnant,
Fait injure à soymesmesoi-même, injure au Dieu Tonant :
À ce Dieu qui d’enhauten haut les parjures regarde,
1775Et des hosteshôtes a pris la juste sauvegarde.
--- 282 v° ---
Bar.Barcé
Plaise donc à ce Dieu jettantjetant l’oeil au besoin,
Ou de l’un ou de l’autre avoir bien tostbientôt le soin,
Soit que d’elle le mal pitoyable il cherissechérisse,
Ou soit que le pervers Justicier il punisse :
1780Souvent ce Dieu vengeur de tous humains forfaits,
Permet que mille torts par les mechansméchants soyentsoient faits,
Afin que par celuycelui se punissent nos vices,
Qui plus dessus sa testetête amasse de supplices.
Mais ainsi que les Dieux qui semblent estreêtre oisifs
1785À venger les forfaits, sont bien souvent tardifs,
J’ayai peur qu’ils soyentsoient aussi tardifs à ce remederemède,
Et que ce mal au mal de la seule mort cedecède :
Si c’est mal que mourir, lors que de cent trespastrépas
Un trespastrépas nous delivre.
An.Anne.
HelasHélas ! je ne croycrois pas
1790Qu’il advienne autrement, et sans cesse m’effroyent
Les signes monstrueux que les Dieux m’en envoyent :
Ce qu’en dormant aussi mes songes me font voir,
Trouble mes sens, esmeusémus d’un pareil desespoirdésespoir.
Le Songe est fils du Ciel, et bien souvent nous ouvre
1795Ce qu’encore le temps dessous son aile couvre.
Il m’a semblé la nuictnuit que d’un ardent tison
J’avoisavais deçà delà semé par la maison
Un feu, que d’autant plus je m’efforçoisefforçais d’esteindreéteindre,
Et plus jusqu’au sommet il s’efforçoitefforçait d’atteindre :
1800Mes sens ne se sont point de ceci despestrezdépêtrés,
Qu’aussi soudain n’y soyentsoient d’autres songes entrezentrés.
Je voyoisvoyais un chasseur, duquel la contenance
Et de face et de corps, empruntoitempruntait la semblance
D’Apollon, quand tout seul pour chasser quelque part
1805Ou de Dele, ou de Cynthe, ou d’Amathonte il part :
--- 283 r° ---
SusSur l’espauleépaule luylui bat sa perruque dorée,
SusSur le costécôté sa trousse en biais ceinturée,
Sa flecheflèche est en la coche, et son arc en plein poing :
Tout ainsi mon chasseur qui s’écartoitécartait bien loingloin,
1810Dedans l’espaisépais d’un bois s’offroitoffrait dedans ma veuëvue,
Tant qu’au bord d’un taillis une biche il ait veuëvue :
Il décoche, il l’atteint, elle demi-mourant
Fait du sang qui ruisselle une trace en courant,
Le fer tient dedans l’os, et pourneant eviteévite
1815Ce qui luylui tient (helashélas!) compagnie en sa fuite,
Tant que sous un Cyprès ayant porté long tempslongtemps
Et sa flecheflèche et sa playeplaie, ait avachi ses sens.
Les pieds faillent au corps, le corps faut à la testetête :
Et comme la pitié de l’innocente bestebête
1820Me souslevoitsoulevait le coeur, plustostplutôt que ses sanglots,
S’est perdu parmi l’air mon songe et mon repos.
Combien de fois ces jours encor toute tremblante,
AyAi-je en sursaut repris mon ameâme travaillante ?
Lors queLorsque mon pallepâle frerefrère 131[131] Son « palle frere » est en fait son beau-frère Sichée, le mari de Didon. Il est pâle parce qu’il est mort et revient hanter Anne en rêve, lui reprochant d’avoir poussé sa soeur dans les bras d’Énée. Ce passage souligne le sentiment de culpabilité d’Anne, au même titre que la répétion des termes « C’est moi » lors de sa tirade précédente, à partir du vers 1753. en dormant revenoit
1825Me prendre les cheveux, et cruel me trainoittraînait,
Comme il m’estoitétait advis, hors du lictlit pour m’apprendre
D’avoir fait à sa femme un autre parti prendre.
MesmementMêmement une nuictnuit, lors quelorsque Iarbe le Roy
De nos peuples voisins sortoitsortait presque de soysoi,
1830Tant l’amour le brusloitbrûlait : sçachantsachant qu’à cet EnéeÉnée
Fut de ma soeur la terre et l’ameâme abandonnée,
Pource que nous tenions mille propos meslezmêlés
Du monstre qui si tosttôt nous avoitavait decelezdécelés.
Un songe vint saisir en dormant ma memoiremémoire
1835SusSur celle qui fait tout, soit bien soit mal notoire :
--- 283 v° ---
Je brouilloisbrouillais en l’esprit deçà delà roulant,
Tout ce qu’on m’avoitavait dit de ce monstre volant,
L’un me sembloitsemblait compter que désdès qu’en leur pensée
Ceux de Tyr projettoientprojettaient leur ville commencée :
1840Ce monstre ne cessoitcessait, et puis haut, et puis bas
De volletervoleter sur nous, y prenant ses appas,
Nous apportant sans fin quelque trouble des autres,
Ou bien à nos voisins portant sans fin des nostresnôtres.
Un autre me sembloitsemblait parlant obscurement,
1845DescrireDécrire à son propos ce monstre hautement,
Ce monstre enfant du Temps, en tout aussi muable
Qu’en ses effets divers son perepère est variable.
Qui sans aucun repos, fait defait, et refait
Son rapport, tout ainsi que son perepère son fait,
1850Et circuit en rien le Ciel, la Terre, et l’onde,
Comme le vol du temps circuit tout le monde.
Tous deux sont souhaittezsouhaités, tous deux ne mourront point,
Et ne sont differensdifférents tous deux que d’un seul poinctpoint.
Jamais rien ce vieillard qui ne soit vrayvrai n’apporte,
1855Le faux, le vrayvrai, sa fille aux oreilles rapporte.
Or ce pendantcependant qu’en moymoi ce propos s’embrouilloitembrouillait,
Et que mainte autre chose aux propos se mesloitmêlait,
Je veyvis de mes deux yeux cestecette femme vollage,
Se planter sur les tours de la neuve Carthage,
1860Salle, maigre, hideuse, et soudain embouchant
La trompe qu’elle avoitavait, sonner un piteux chant :
Voire et me fut advis que de la trompe mesmemême
SortoitSortait et sang, et feu, tant qu’esperdueéperdue et blesmeblême
De ce cruel spectacle au resveilréveil me troublaytroublai,
1865Et de long tempslongtemps apresaprès mes sens ne r’assemblayrassemblai.
--- 284 r° ---
Las ! BarceBarcé qu’en dis tu ? BarceBarcé, helashélas !
Bar.Barcé
On se ronge
En vain s’on veut avoir la raison de tout songe.
An.Anne.
De mes songes encor je ne m’effroiroiseffrairais point,
Si rien plus grand n’estoitétait à mes songes conjoint :
1870J’ayai veuvu ces jours passezpassés sur le haut du chasteauchâteau
Signe fatal de mort, croüassercroasser maint corbeau,
Le hibou porte-mort, l’Orfraye menassantemenaçante,
Et la voix du Corbeau dessus nous croüassantecroassante,
Ne me chanter que mal, et m’a fait frissonner :
1875Le vin que ce matin en sang j’ayai veuvu tourner,
Aumoins ce m’a semblé, lors qu’en la coupe sienne,
Didon sacrifiant à Junon gardienne,
Le tenoistenais pour espandreépandre aux cornes du Taureau :
Outre ce jour hideux m’est un effroyeffroi nouveau :
1880Car tout ce jour PhebusPhébus a sa face monstréemontrée
Telle, comme je croycrois, que quand le fier Atrée
FistFit bouillir les enfansenfants de son frerefrère adultereadultère,
Leur faisant un tombeau du ventre de leur perepère.
Encores outre ce temps embrouillé l’on oitouit bruire
1885La mer plaintive aux bords, et sembler nous predireprédire
Que les Dieux qui jamais rien constant ne permettent,
EnvoyentEnvoient sur nos chefs ce que leurs feux promettent :
MesmeMême cestcet arc en Ciel Iris Thaumantienne,
MessagereMessagère à Junon, de ce lieu gardienne,
1890ApparoissoitApparaissait tout hier de noir sang toute teinte,
Non pas de cent couleurs, comme elle souloitsoulait, peinte.
Bar.Barcé
Lors queLorsque l’on voit un mal obstinément esprisépris,
Et que la froide peur se saisit des esprits,
Il nous semble que tout nous donne tesmoignagetémoignage
1895De ce que nous craignons : mais d’un serainserein visage
--- 284 v° ---
Je voyvois venir la RoineReine. Ô l’heureux changement,
Si avecques 132[132] Nous maintenons la forme « avecques » pour le compte syllabique. la face est changé le tourment.
Did.Didon.
J’ayai trouvé le moyen, ma soeur, qui me peut rendre
Ce fuitif outrageux, ou qui me peut deffendredéfendre,
1900Me depestrantdépêtrant du Dieu qui jusqu’à mort me touche.
Vers la fin d’Ocean où le Soleil se couche,
Sont les Mores derniers, presprès l’echineéchine foulée
Du grand Atlas portant la machine estoiléeétoilée 133[133] Atlas est condamné par Jupiter à porter la voûte céleste sur ses épaules. :
De là l’on m’a monstrémontré la sage enchanteresse,
1905La vieille Beroé, Massyline prestresseprêtresse,
Qui le temple gardoitgardait aux filles HesperidesHespérides,
ApastantAppâtant le dragon de ses douceurs humides,
Et d’oublieux pavots, et prenant elle mesmesmême
La garde du fruit d’or des soucis plus extremesextrêmes :
1910Ainsi qu’elle promet, la vie elle desliedélie,
Ou bien d’un soin cruel elle empestreempêtre la vie :
Elle arrestearrête à sa voix la plus roide riviererivière,
Et fait tourner du ciel les signes en arrierearrière :
Les ombres de là bas en hurlant elle appelle,
1915Tu orrasoiras rehurler la terre dessous elle :
Tu verras des hauts monts les plantes devalées,
Et les herbes venir de toutes les vallées.
J’appelle (cherechère soeur) les Dieux en tesmoignagetémoignage,
ToyToi et ton chef aussi, que l’ancien usage
1920De l’art magicien maugrémalgré mon coeur j’espreuveéprouve ;
Mais puis quepuisque ma fureur ce seul remede treuvetrouve,
Va, et au plus secret de cestecette maison nostrenotre
Un grand amas de bois dresse moymoi l’un sussur l’autre :
Que l’espéeépée de l’homme en la chambre fichée
1925Où j’ayai brisé la foyfoi de mon espouxépoux Sichée :
--- 285 r° ---
Que toute la despouilledépouille et le lictlit detestabledétestable,
Le lictlit de nos amours, dont je meurs miserablemisérable,
Soit par toytoi mis dessus. Car la prestresseprêtresse enseigne
Que tous ces demouransdémourants, de mes fureurs l’enseigne,
1930SoyentSoient abolis au feu. Quand la pile entassée
Quand sussur elle sera toute chose amassée,
D’if, de buis, de cyprès faisant mainte couronne,
Je veux que maint autel cestecette pile environne.
Là tout ainsi qu’on veitvit MedéeMédée charmeresse,
1935Renouvellant d’Eson la faillante vieillesse,
Tu me verras la voix effroyable et tremblante,
La cheveleurechevelure au vent de tous costezcôtés flotante,
Un pied núnu, l’oeil tout blanc, la face toute blesmeblême,
Comme si mes esprits s’écartoyentécartaient de moymesmemoi-même :
1940Lors de fueillesfeuilles ayansayant vos testetêtes entourées,
Et d’un noeud conjuré par les reins ceinturées,
Vous m’orrezoirez bien tonner trois censcent Dieux d’une suite,
Et Enfer et Caos, et celle qui heritehérite
Nos esprits à jamais, la trois fois double HecateHécate,
1945Diane à triple voyevoie : il faut que je combatecombatte
Pour moymoi contre moymesmemoi-même, il faut que je m’efforce
De forcer les efforts, à qui je donnoisdonnais force.
HastezHâtez doncqdonc, laissez moymoi, à fin que je remácheremâche
Toute seule à part moymoi, tout cela qui relácherelâche
1950Les amours furieux, et que tout j’appareille
Pour commencer mes voeusvoeux, dés que l’aube vermeille
Aura demain rougi l’humide matinée,
Le Ciel, le Ciel m’orraoira.
An.Anne.
ToyToi donc qui vois EnéeÉnée
(Ô grand Ciel) opposer à tes loixlois sa malice,
1955Sois pour nous, et prospereprospère en tout ce sacrifice.
--- 285 v° ---
Did.Didon.
Puis-je donc forcenée encor me laisser vivre,
S’il n’y a que la mort qui d’un tel mal delivredélivre ?
Laissé-je triompher cestecette flamme bourrelle,
Lors que ma main, ma main, peut bien triompher d’elle ?
1960Qu’entreprendroisentreprendrais-je (ô Mort !) Mort que seule je nomme
Contre les Dieux vangeurs la vengeance de l’homme ?
Qu’entreprendroisentreprendrais-je (dydis-je) alors qu’en moymoi s’assemble
Tout ce que les enfers ont de rages ensemble,
Tout ce que le VesuveVésuve a d’ardeurs recelées,
1965Tout ce que la Scythie a de glaces gelées,
Tout ce qu’on feint là bas de peines eternelleséternelles
S’ordonner par Minos aux amesâmes criminelles,
Sinon avecq’ ma vie en moymoi jajà dedaigneusedédaigneuse
De faire crever tout par une playeplaie heureuse ?
1970PourroisPourrais-je bien encor me voir une esperanceespérance
De me pouvoir guarir 134[134] protéger. , pour chercher l’alliance
Des Nomades voisins, par moymoi jajà mespriséeméprisée ?
SeroisSerais-tu bien encor, Didon, tant abusée
Que d’allonger le fil de ta vie ennemie,
1975En suivant par la mer celuycelui qui t’a trahie ?
PrensPrends encores, à fin que ta dextre couarde
N’ayant pitié de toytoi, sur toytoi ne se hasarde,
Qui te soit beaucoup mieux de suivre l’adversaire,
Que de fuir ta vie à tout repos contraire :
1980SuivroisSuivrais-tu toute seule aveugle et dereigléedéréglée,
Ou bien le suivroissuivrais-tu encor plus aveuglée,
Si tu le pensoispensais faire avec toute la suite
Qu’à grand’ peine tu as jusqu’en ces lieux conduite,
L’arrachant de Sidon ? Et puis, hé condamnée,
1985Pauvre femme, je croycrois, en despitdépit du Ciel née,
--- 286 r° ---
N’as tu point eu encor assez de cognoissanceconnaissance
Quel fut Laomedon, et quelle est son engeance ?
Non non, meurs meurs ainsi, Didon, que tu meritesmérites,
AppresteApprête toytoi donc, Parque, et toytoi qui tant irrites
1990Mes fureurs contre moymoi, Fortune insatiable,
AppresteApprête toytoi pour voir le spectacle execrableexécrable :
Tu ne t’es peupu saouler, m’ayant tousjourstoujours foulée,
Mais bien tostbientôt de mon sang je te rendrayrendrai saoulée.
L’amour mange mon sang, l’amour mon sang demande,
1995Je le veux tout d’un coup repaistrerepaître en mon offrande :
Soyez au sacrifice, ô vous les Dieux supremessuprêmes,
Je vous veux appaiser du meurdremeurtre de moymesmesmoi-même :
VostreVotre enfer, Dieux d’enfer, pour mon bien je desiredésire,
SçachantSachant l’enfer d’Amour de tous enfers le pire :
2000J’iroisirais j’iroisirais desor, mais il me faut attendre
L’occasion des voeuxvoeus que je feins d’entreprendre.
LE CHOEUR.LE CHOEUR DES PHENICIENNES. 135[135] L’imprimé de 1574 ne le précise pas, mais il s’agit ici du choeur des Phéniciennes comme l’a montré Nina Hugot dans son article « Les deux peuples divers » ; Le double choeur dans Didon se sacrifiant dans Lectures d’Etienne Jodelle Didon se sacrifiant, dir. Emmanuel Buron et Olivier Halévy, Presses Universitaires de Rennes, 2013 : « Concernant les deux derniers actes, les Troyens ont, comme Énée, quitté l’action : le choeur doit donc être celui des Phéniciennes - d’autant que ses propos vont dans ce sens. ».
TROUPE PheniciennePhénicienne
Qui prevoisprévois bien ton mal :
Et toytoi troupe Troyenne
2005Serve d’un desloyaldéloyal :
Vous le Ciel et la terre,
Voyez voyez ce jour,
Combien traistrementtraîtrement erre
L’injustice d’amour.
2010Ô grands Dieux, si le vice
N’a point en vous de lieu,
Amour plein d’injustice
Peut-il bien estreêtre Dieu ?
--- 286 v° ---
Mais injuste je pense
2015Chacune DeïtéDéité,
Qui jamais ne dispense
Le bien à la bonté.
Un seul hasard domine
Dessus tout l’univers,
2020Où la faveur divine
Est deuëdue au plus pervers.
Les Dieux dés sa naissance
LuyLui ont ostéôté les peurs,
Avec la conscience,
2025MeurdriereMeurtrière de nos coeurs.
S’il chet dans la marine,
À la rive il pretendprétend,
Et s’attend à l’échine
Du Dauphin qui l’attend.
2030La guerre impitoyable
Massacrant les humains,
Craint l’heur espouventableépouvantable
Que l’on voit en ses mains.
Rien les arts de MedéeMédée,
2035Rien n’y peultpeut la poison,
Rien cela dont gardée
Fut la jaune toison.
Rien la loyloi qu’on revererévère,
Non tant comme on la craint :
2040Rien le bourreau severesévère
Qui l’homme blesmeblême estreintétreint.
Rien le foudre celestecéleste
Des plus grands ennemi,
--- 287 r° ---
Toute chose il deteste,
2045Et tout luylui est ami.
Songeons aux trois qu’on prise
Pour plus avantureuxaventureux,
Et qu’en toute entreprise
Les Dieux ont fait heureux,
2050Jason, TheséeThésée, Hercule :
Les Dieux leur ont prestéprêté
Grand faveur, crainte nulle,
Toute desloyautédéloyauté.
Tous trois ainsi qu’EnéeÉnée,
2055En trompant leurs amours,
Ont fait mainte journée
Marquer d’horribles tours.
Tous trois trompeurs des hosteshôtes,
Tous trois, ô inhumains,
2060Ont veuvu soit par leurs fautes,
Soit mesmemême de leurs mains,
Leurs maisons effroyées
D’avoir receureçu les cris
De leurs femmes tuées
2065De leurs enfansenfants meurdrismeurtris
Mais la faveur supremesuprême
Les poussoitpoussait toutesfois,
Et croycrois que la mort mesmemême
Les a fait Dieux tous trois.
2070Tu sçaissais bien (ô EnéeÉnée)
Peste des grands maisons,
Qui d’une destinée
Farde tes trahisons :
--- 287 v° ---
Tu sçaissais, ô implacable,
2075Homme láchelâche, homme fier,
Que ce tour detestabledétestable
N’est des tiens le premier.
Le Ciel, la mer, la terre,
Nonobstant sont pour toytoi,
2080Rien ne te fait la guerre,
Tu la fais à ta foyfoi.
Didon qui s’humilie
Devant les Dieux, sans fin
Va trainanttraînant une vie
2085Serve d’un dur destin.
Si ce n’est injustice
De nous traiter ainsi,
Rien ne peut de ce vice
Les sauver que ceci :
2090C’est que pecheurspécheurs nous sommes,
Et le Ciel se faschantfâchant,
Fait pour punir les hommes
Son bourreau d’un mechantméchant.
ACTE V.
Didon.
MAIS où me porte encor ma fureur, qui me garde
2095De me depestrerdépêtrer d’elle ? Et quel malheur retarde
Mes secourables mains, qui allongeansallongeant d’une heure
Mon miserablemisérable fil, font que cent fois je meure ?
--- 288 r° ---
Plus cruels sont les coups dont l’amour eguillonneaiguillonne,
Que ceux là que la dextre homicide nous donne.
2100Mais quoyquoi ? mourrons nous donc tellement outragées ?
Mourrons nous, mourrons nous sans en estreêtre vangéesvengées ?
Le mechantméchant a singlé dés que l’aube esveilléeéveillée
Par ma veuëvue tousjourstoujours sans repos decilléedécillée
S’est descouvertedécouverte au Ciel, la pauvre aube je cuide
2105Qui prentprend pitié de moymoi : j’ayai veuvu le port tout vuide 136[136] Nous conservons la forme « vuide » pour la rime. La forme moderne serait : « vide ». ,
J’ayai j’ayai veuvu de ma tour sous le clair des estoilesétoiles,
Les vensvents qui se jouoyentjouaient de ses traistressestraîtresses voiles.
Se jouer de la foyfoi láchèmentlâchement parjurée,
Se jouer de l’honneur de moymoi desesperéedésespérée,
2110Se jouer du repos d’une parjure veufveveuve,
Se jouer du bon heurbonheur de ma Carthage neufveneuve,
Et qu’on verra bien tostbientôt se jouer de ma vie,
Par qui sera soudain cestecette flotte suivie,
Las las ! sera-ce ainsi ? ToyToi bruslantebrûlante poitrine,
2115Faut-il que dedans toytoi tout le mal je machine
Contre moymoi seulement ? vous vous cheveux coulpables
Que je romptsromps à bon droit, serons nous miserablesmisérables
Tous seuls, sans qu’aucun mal sente le mechantméchant mesmemême,
Qui vous fait arracher, et enrager moymesmemoi-même ?
2120Jupiter Jupiter, cestecette gent tromperesse
Doncques 137[137] Nous maintenons la forme « Doncques » pour le compte syllabique. se moquera d’une RoineReine et hostessehôtesse ?
Sus Tyriens, sus peuple au port au port, aux armes,
Portez les feux, courez, changez le sang aux larmes,
Jettez-vous dans la mer, accrochez moymoi la troupe,
2125Que d’un bouillant courage on me bruslebrûle on me coupe
Ces villainsvilains par morceaux, que tant de sang s’écoule,
Que jusques à mes yeux le flot marin le roule.
--- 288 v° ---
Que dis-tu ? où es tu, Didon ? quelle manie
Te change ton dessein, pauvre RoineReine, ennemie
2130De ton heur ? Il falloitfallait telle chose entreprendre
Quand tu donnoisdonnais les loix : tes forfaits t’ont peupu rendre
ToymesmeToi-même sans pouvoir, et ton peuple sans crainte.
CeluyCelui qu’on dit porter, ô malheureuse feinte,
Les Dieux de son païspays dans son navire, emporte
2135Tout ce qui te rendoitrendait dessus ton peuple forte.
N’ayai-je peupu dechirerdéchirer son corps dans la marine
Par piecespièces le jettantjetant, tuer sa gent mutine,
Son Ascaigne égorger, et servie à la table,
Remplissant de son fils un perepère detestable ? 138[138] Référence à l’histoire de Thyeste (qui fait le sujet d’une tragédie de Sénèque). Atrée, le frère de Thyeste, feint la réconciliation avec ce dernier, assassine ses enfants et les lui sert à manger lors d’un repas. Il s’agit d’un exemple célèbre de vengeance pire que le crime qu’elle est supposée réparer. Que Didon la souhaite contre Énée témoigne de sa fureur.
2140Mais quoyquoi ? (me diroitdirait-on) la victoire incertaine
M’eusteût estéété : c’est tout un, de mon trespastrépas prochaine
Qu’est-ce que j’eusse craint ? j’eusse porté les flames
Dedans tout leur cartier : j’eusse ravi les amesâmes
Au perepère, au fils, au peuple, et jajà trop depitéedépitée
2145Contre moymoi je me fusse au feu sur eux jettéejetée.
Mais puis quepuisque je n’ayai peupu, toytoi Soleil, qui regardes
Tout ceci : toytoi Junon, qui las ! Si mal me gardes,
CoulpableCoupable de mes maux : toytoi Hecate hurlée
De nuictnuit aux carrefours : vous bande escheveléeéchevelée,
2150Qui pour cheveux portez vos pendantes couleuvres,
Et dans vos mains les feux vangeursvengeurs des lácheslâches oeuvres :
Vous (dydis-je) tous les Dieux, de la mourante EliseÉlise
Recevez ces mots ci, et que l’on favorise
À la dernieredernière voix qu’à peine je desserre :
2155Si l’on permet jamais ce mechantméchant prendre terre,
Que tout peuple sans fin le guerroyeguerroie et dédaigne,
Que banni, que privé des yeux de son Ascaigne,
--- 289 r° ---
En vain secours il cherche, et que sans fin il voyevoie
RenaistreRenaître sur les siens les ruines de TroyeTroie :
2160Quand mesmemême maugrémalgré soysoi il faudra qu’il flechissefléchisse
Sous une injuste paix, qu’alors il ne jouisse
De regnerègne nyni de vie, ains 139[139] mais. mourant à grand’ peine
Au millieumilieu de ses jours, ne soit en quelque areine
Qu’enterré à demi. Quant à sa race fierefière,
2165Qui sera, je ne sçaysais (et la fureur dernieredernière
ProphetiseProphétise souvent) ainsi que luylui traistressetraîtresse,
Qui par dol se fera de ce monde maistressemaîtresse :
Qui de cent pietezpiétés, ainsi que fait EnéeÉnée,
Abusera la terre en ses loixlois obstinée,
2170Et qui tousjourstoujours feindra pour croistrecroître sa puissance
Avec les plus grands Dieux avoir fait alliance,
S’en forgeant bien souvent de nouveaux et d’estrangesétranges,
Pour croistrecroître avec ses Dieux ses biens et ses louanges.
Qu’on ne la voyevoie au moins en aucun temps paisible,
2175Et que quand peuple aucun ne luylui sera nuisible
Elle en vueilleveuille à soymesmesoi-même, et que Rome grevée
De sa grandeur, souvent soit de son sang lavée.
Que sans fin dans ses murs la seditionsédition regnerègne,
Qu’en mille et mille estatsétats elle change son regnerègne,
2180Qu’elle face en la fin de ses mains sa ruine,
Et qu’à l’envi chacun dessus elle domine,
Se voyant coup sussur coup saccagée, ravie,
Et à mille estrangersétrangers tous ensemble asservie.
Quant à vous Tyriens, d’une eternelleéternelle haine
2185Suivez à sang et feu cestecette race inhumaine :
Obligez à tousjourstoujours de ce seul bien ma cendre,
Qu’on ne vueilleveuille jamais à quelque paix entendre.
--- 289 v° ---
Les armes soyentsoient tousjourstoujours aux armes adversaires,
Les flots tousjourstoujours aux flots, les ports aux ports contraires :
2190Que de ma cendre mesmemême un brave vangeurvengeur sorte,
Qui le foudre et l’horreur sussur cestecette race porte.
Voilà ce que je dydis, voila ce que je prie,
Voilà ce qu’à vous Dieux, ô justes Dieux je crie.
Mais ne voici pas BarceBarcé ? il faut que je l’empescheempêche,
2195Et que seule de soysoi desor’ je me depeschedépêche
De l’esprit ennuyeux. BarceBarcé cherechère nourrice,
Va et lave ton chef, il faut que je finisse
Ce que j’ayai commencé, cherche moymoi ce qui reste
Pour parfaire mes voeusvoeux contre la mort moleste :
2200Puis appellant ma Soeur, qu’on la lave et couronne,
M’apportant tout cela que la prestresseprêtresse ordonne.
Va donc.
Bar.Barcé
À moymoi (ô RoyneReine) à moymoi donques 140[140] Nous maintenons la forme « doncques » pour le compte syllabique. ne tienne
Qu’on ne voyevoie soudain la delivrancedélivrance tienne.
Mais quelle couleur, Dieux ! toutes sacrifiantes
2205Rendent elles ainsi leurs faces effroyantes ?
QuoyQuoi que soit, je crains tout, las vieillesse chetivechétive !
Comment se fait que tant par tant de maux je vive ?
Did.Didon.
C’est à ce coup qu’il faut, ô mort, mort voici l’heure,
C’est à ce coup qu’il faut que coulpablecoupable je meure :
2210SusSur mon sang, dont je veux sur l’heure faire offrande,
Qu’on payepaie à mon honneur tant offensé l’amende :
J’ayai tantosttantôt dans l’espaisépais du lieu sombre et sauvage,
PresPrès l’autel où je tiens de mon espouxépoux l’image,
Entendu la voix greslegrêle et receureçu ces paroles,
2215Didon Didon viens t’en. Ô amours, amours foles,
Qui n’avez pas permis qu’innocente et honnestehonnête
Je revoise 141[141] Je retourne vers lui. vers luylui, mais jajà ma mort est presteprête.
--- 290 r° ---
Pour t’appaiser Sichée, il faut laver mon crime
Dans mon sang, me faisant et prestresseprêtresse et victime :
2220Je te suysuis je te suysuis, me fiant que la ruse,
La gracegrâce, et la beauté de ce traistretraître m’excuse,
La grand’ pile qu’il faultfaut qu’à ma mort on enflamme,
DesteindraDéteindra de son feu et ma honte et ma flamme.
Et toytoi cherechère despouilledépouille, ô despouilledépouille d’EnéeÉnée,
2225Douce despouilledépouille, helashélas ! lors quelorsque la destinée
Et Dieu le permettoientpermettaient, tu recevras cestecette ameâme,
Me depestrantdépêtrant du mal qui sans fin me rentame.
J’ayai vescuvécu, j’ayai couru la carrierecarrière de l’ageâge
Que Fortune m’ordonne, et or’ ma grand’ image
2230Sous terre ira : j’ayai mis une ville fort belle
À chef, j’ayai veuvu mes murs, vengeant la mort cruelle
De mon loyal espouxépoux, j’ayai puni courageuse
Mon adversaire frerefrère : heureuse, ô trop heureuse,
HelasHélas ! si seulement les naus 142[142] les navires. Donc ici les navires troyens. Dardaniennes
2235N’eussent jamais touché les rives Libyennes.
Sus donc allons, de peur que le moyen s’enfuyeenfuie :
Trop tard meurt celuycelui-là qu’ainsi son vivre ennuyeennuie.
AllonAllons et redisonredisons sur le bois la harangue,
ArrestantArrêtant tout d’un coup et l’esprit et la langue.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes. 143[143] Voir la note concernant le choeur à l’acte IV : le choeur des deux derniers actes de la pièce est celui des Phéniciennes ; le choeur des Troyens ayant quitté la scène.
2240DyDis nous BarceBarcé, où vas tu ?
BarBarcé
Au chasteauchâteau je retourne.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
La RoineReine y vient d’entrer, et comme le vent tourne
Les fueillarsfeuillards dans les bois, lors quelorsque libre il s’en jouëjoue,
L’amour comme il luy plaistplaît en cent sortes la rouëroue.
À qui n’eusteût point fendu le coeur d’impatience,
2245Voyant tantosttantôt de loingloin changer ses contenances ?
--- 290 v° ---
Ores nous la voyons les paupierespaupières baissées
ResverRêver à son tourment : ores les mains dressées,
De je ne sçaysais quels cris, desquels elle importune
Et les Dieux peu soigneux, et l’aveugle Fortune,
2250Faire tout retentir : ores un peu remise
Se racoiser 144[144] Se calmer. , et or’ de plus grand’ rage éprise
Se battre la poitrine, et des ongles cruelles
Se rompre l’honneur sainctsaint de ses tresses tant belles :
Le pleur m’en vient aux yeux. Ô quel hideux augure,
2255Pour de nos murs nouveaux tesmoignertémoigner l’avantureaventure !
BarBarcé
Si est-ce que je voisvais vers elle en esperanceespérance,
Que bien tostbientôt de ses maux elle aura delivrancedélivrance. 145[145] Ironie dramatique : Didon sera bien délivrée de ses maux par son suicide, mais ce n’est évidemment pas ce à quoi Barcé pense lorsqu’elle parle de délivrance.
LE CHOEUR.LE CHOEUR DES PHENICIENNES.
L’AMOUR qui tient l’ameâme saisie,
N’est qu’une seule frenaisiefrénésie,
2260Non une deïtédéité :
Qui, comme celuycelui qui travaille
D’un chaud mal, poinçonne et tenaille
Un esprit tourmenté.
CeluyCelui dont telle fievrefièvre ardente
2265La memoiremémoire et le sens tourmente,
Souffre sans sçavoirsavoir quoyquoi :
Et sans qu’aucun tort on luylui face
Il combat, il crie, il menace,
Seulement contre soysoi.
2270Son oeil de tout objet se faschefâche,
Sa langue n’a point de relascherelâche,
Son desirdésir de raison :
Ore il cognoistconnaît sa faute, et ore
--- 291 r° ---
Sa peine le raveugle encore,
2275Fuyant sa guarisonguérison.
Tel est l’amour, tel est la peste,
Qu’il faut que toute ameâme detestedéteste :
Car lors qu’lorsqu’il est plus dousdoux
Il n’apporte que servitude,
2280Et apporte, quand il est rude,
TousjoursToujours la mort sur nous.
BarceBarcé.
Ô MoyMoi pauvre, ô Ciel triste, ô terre, ô creuscreux abysmesabîmes !
Quand est-ce qu’ici bas pareil horreur nous vismesvîmes ?
Que suis-je ? où suis-je ? où voisvais-je ? est-ce là dont l’offrande
2285 Que l’homicide Amour pour s’appaiser demande ?
Ô crime ! ô cruauté ! ô meurdremeurtre insupportable
Que l’amour a commis !
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Quel trouble espouventableépouvantable
T’a fait si tosttôt sortir (ô BarceBarcé) quel injure
Peut encor conspirer la fortune plus dure ?
Bar.Barcé
2290Quelle quelle (gransgrands Dieux!) estesêtes vous donc absentes ?
EstansÉtant seuressûres au port riez vous des tourmentes ?
La RoineReine s’est tuée, au moins avec sa flame,
Par un coup outrageux les restes de son ameâme,
Sanglotant durement à grand’ force elle pousse :
2295VoilaVoilà la fin qu’apporte une amorce si douce.
Le Ch.Le choeur des Phéniciennes.
Ô jour hideux, ô mort horrible, ô destinée
Cent à cent fois mechanteméchante, ô plus mechantméchant EnéeÉnée !
Mais comment ? comment BarceBarcé, helashélas !
Bar.Barcé
Sous une feinte
Qu’elle a fait de vouloir rendre sa peine esteinteéteinte,
2300Par l’heur d’un sacrifice elle a couvert l’envie
De chasser aux enfers ses travaux et sa vie :
--- 291 v° ---
Sur un amas de bois, feignant par vers tragiques
D’enchanter ses fureurs, elle a mis les reliques
Qu’elle avoitavait de ce traistretraître, un pourtraitportrait, une espéeépée,
2305Et leur coulpable lictlit. Or à finafin que trompée
Avec Anne je fusse, ailleurs on nous envoyeenvoie,
Lors seule dans son sang ses flammes elle noyenoie,
S’enferrant du presentprésent que luylui fistfît le parjure.
Anne court à son cri, qui presque autant endure :
2310Voyant mourir sa soeur, son vivre elle dédaigne,
Et de la mort veut faire une autre mort compaigne.
Est-ce ainsi donc (ô Soeur) que ta feinte nous trompe ?
VerrayVerrai-je que sans moymoi ta propre main te rompe
Le filet de ta vie ? Est-ce ici le remederemède ?
2315Est-ce le sacrifice à qui ton tourment cedecède ?
Sont-ce les voeusvoeux, les vers dont tu m’as abusée ?
Es tu tant contre nous et contre toytoi rusée ?
Ainsi sa soeur en vain, lave et bouschebouche sa playeplaie.
Elle s’oyant nommer, tant qu’elle peut s’essayeessaie
2320De sousleversoulever son chef, qui tout soudain retombe,
Ne cherchant qu’à changer son lictlit avec la tumbetombe.
Ô piteux lictlit mortel ! ô que d’horrible rage
Le Soleil à ce jour attraine 146[146] amène. Le Soleil amène / traîne d’horribles rages sur Carthage. sur Carthage !
LE CHOEUR.LE CHOEUR DES PHENICIENNES.
ARRACHEZ vos cheveux, Tyriens, qu’on maudisse
2325De mille cris enflez l’amoureuse injustice,
Rompez vos vestemensvêtements :
EscorchezÉcorchez vostrevotre face, et soyez tels qu’il semble
Que l’on voyevoie abysmerabîmer vous et Carthage ensemble :
Redoublez vos tourmenstourments.
--- 292r° ---
2330Redoublez les tousjourstoujours, et que la mort cruelle
De la RoineReine mourante, en vos coeurs renouvelle
Mille morts desormaisdésormais.
Pleurez, criez, tonnez, puis quepuisque si mal commence
L’heur de Carthage, Il faut, ô peuple, qu’on la pense
2335Malheureuse à jamais. 147[147] Ce chant du choeur peut être rapproché de l’exhoration à la plainte d’Hécube envers les captives troyennes au début des Troyennes de Sénèque.
BarceBarcé.
MAIS, que sejournonsséjournons nous ? sus sus, ô pauvre bande,
Bande, las ! sans espoir, allons, et cestecette offrande
ArrousonsArrosons de nos pleurs, et souffrons tant de peine,
Qu’avec elle le dueildeuil presque aux enfers nous meinemène.
2340Nul vivant ne se peut exempter de furie,
Et bien souvent l’amour à la mort nous marie.
FIN DE LA TRAGEDIETRAGÉDIE DE DIDON.