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MedeeMédée

par Jean Bastier de La Péruse (ca 1555)
  • Edition de Nina Hugot
  • Transcription, Modernisation, Annotation et Encodage : Nina Hugot
  • Relecture technique du XML : Milène Mallevays, Julien Muller et Isabelle Pignone
  • Relecture : Nina Hugot


Notes
 

La
Médée,
Tragédie.
et autres diverses
Poésies,
par I.J. de
La Péruse.


 

L’homme est forcé par la Parque, la Mort

Par les écrisécrits : mais le puissant effort

Du Temps vainqueur, les écrisécrits mesmemême force.

L’IMPRESSION, plus forte que pas un

Force le Temps, qui forceoitforçait un châcunchacun

RandantRendant égalleégale aux immortels la force.

 
L’un après l’autre. G. Bouchet.

À Poitiers,
Par les MarnefzMarnefs, et BouchetzBouchets, frères.
1555


--- Aiv° ---
 

Marc Anthoine de Muret 1[1] Marc-Antoine Muret est un professeur humaniste qui a enseigné à Bordeaux (où il a fait représenté son Julius Caesar, tragédie néo-latine) ainsi qu’au collège de Boncourt, où La Péruse a été son élève.

Bons DieusDieux, qu’est-ce que j’oi 2[2] j’entends. ? quel éclatant tonnerre

Vient étonner mes sens, plus fierementfièrement grondant

Que celui qui s’émeut quand de son foudre ardant

Jupiter acablaaccabla les enfansenfants de la Terre ?

Mais quel homme ou quel Dieu voivois-je qui si grand erre 3[3] si vite.

Un char tout emperlé par le Ciel va guidant ?

Et quelle est ceste femme horrible regardant,

Qui d’un glaive émoulu deusdeux enfançons enferre ?

Celui (me dit Foebus) qui se sied triumphanttriomphant,

C’est ton grand La Peruse, et celle échevelée

Qui le suit pas à pas, MedéeMédée Tu’enfant ;

Par les vers Perusins ores renouvelée :

Et voici le rameau verdoïantverdoyant que j’aprêteapprête,

Pour de ton La Peruse environner la tête.


--- Aii ---
 

G. BOUCHET À J. BOICEAU,
Seigneur de la Borderie 4[4] Cette épître de Guillaume Bouchet, lui-même auteur de plusieurs textes dont des Serées, nous en apprend plus sur les circonstances de la publication posthume du recueil de poésies de La Péruse, où paraît la tragédie Médée. Jean Boiceau de la Borderie est un juriste et un ami de La Péruse : c’est lui qui aurait rassemblé ses oeuvres.

C’EST UN dire assésassez vulgaire, que les choses precieusesprécieuses communément sont rares : et cela vraiment se trouve vrai en beaucoup d’endroits, mais principalement en l’amitié, cellecette amitié didis-je, qui meritemérite le nom de vraie. Beaucoup aiment, mais peu aiment parfaitement. CeusCeux qui aiment en la personne, le corps ou les biens, qui sont beaucoup) quand par la Mort ou par quelque accidantaccident ilzils perdent ou bien la veuevue du corps, ou bien le moienmoyen d’en pouvoir plus avoir, ils perdent aussi par même moienmoyen toute leur belle amitié : mais ceusceux qui ont fondé leur amour sur le seul esprit (qui sont bien peu) ils ont une telle affection que la Mort n’iy sauroitsaurait mordre. J’ai fait tout ce petit discours, pour tomber sur le propos de nous, et de feu J. de la Peruse : car je puis dire sans vanterie, que si d’aucun de nous lui haa êté porté quelque amitié, elle haa êtéété de cêtecette façon dont j’ai parlé au dernier lieu, veuvu que jamais elle ne s’est tant montrée durant sa vie
--- Aiiv° ---

(bien que par avantureaventure il ne l’aieait passée sans recevoir de nous quelque plaisir) comme nous l’avons evidemment témoignée apresaprès sa mort. C’étoitétait peu que nôtrenotre Peruse eût emploiéemployé son bon esprit à entreprendre beaucoup de beausbeaux ouvrages, si apresaprès sont trépas, trop subit, tous ses monumensmonuments fussent demeurés tumultueusement enclos dedans un avaricieusavaricieux coffre, sans que vous eussiéseussiez emploiéemployé peine à ramasser en un ce qui étoitétait confusément épandu, et à decouvrir ce qui nous étoitétait caché, qui joignésjoignez tant heureusement à la severesévère sciancescience des LoisLoix, les Muses plus douces, comme vous avésavez fait apparoistreapparaître par vos escritsécrits. Or la peine que vous avésavez prise, correspondante à l’amitié que portiésportiez à la Peruse, à ce que ses œuvres fussent mises en lumierelumière 5[5] imprimées. , et reduictesréduites en tel estatétat qu’elles fussent dinesdignes d’estreêtre leueslues, doibtdoit suffire pour la recommendationrecommandation de l’ouvrage. Et ne veoivois point pourquoi on se doibvedoive travailler d’avantagedavatange : car pour qui seroitserait-ce ? Pour les bons esprits ? Et qui ne sçaitsait qu’on leur feroitferait tort, veuvu qu’euseux-mêmes par la lecture du Livre pourront cognoistreconnaître ce qui en est. Pour les ignoransignorants ? Et qui ne sçaitsait que ce seroitserait perdre son ancre, veuvu qu’à l’endroit de telles gens, ce qui est le mieusmieux fait, est tousjourstoujours
--- Aiii ---

le moins bien venu. ParquoiPar quoi appuiéappuyez dessus vôtrevotre advisavis et jugement, et veuvu l’amitié qu’il m’a portée, comme il appertapparaît par ses escritsécrits, n’ai voulu lui deffaillirdéfaillir, en adjoustantajoutant mon labeur au vôtre, tel qu’un chascunchacun sçaitsait, par le moienmoyen duquel Peruze reçoit un tel bien-fait, que sa vie esteinteéteinte est ravie. Ce que j’ai bien voulu tesmoignertémoigner par cestecette EpistreÉpître. PremierementPremièrement, afin qu’on entende combien nous doibtdoit la Peruse : et que si quelques uns prenentprennent profit ou plaisir à lire ses œuvres, ils sachent à qui en rendre le deu grand merci : secondement, afin que quiconque lira ceci, il prenne esempleexemple sur la Peruse, et ce pendant qu’il lui est permis, il se depeschedépêche de perfaireparfaire ce que même devant le coup le puisse vangervenger des outrages de la trop incertaine Mort, et arracher vif du Tombeau.

L’ARGUMENT DE LA TRAGEDIETRAGÉDIE

MedéeMédée abandonnée de son Jason, se prit à faire de si furieuses menaces, qu’elle donna occasion au Roi Creon de la banirbannir. Impatiente de déloger sans se voir vangéevengée, tant fait envers le Roi, qu’elle impetreimpètre 6[6] obtient. le delaidélai d’un petit jour, pour pourvoir à son departdépart, et durant ce jour charme, par son art, une riche couronne, qu’elle avoitavait choisie entre ses joiausjoyaux pour en faire un presentprésent à Glauque, faignantfeignant de ce faire en intention qu’elle traitasttraitât plus humainement ses EnfansEnfants qu’elle laissoitlaissait en ce lieu. La pauvre nouvelle épouse à peine s’en étoitétait parée, qu’elle et son PerePère, qui s’étoitétait approché pour la secourir, avec tout leur Palais, se prenentprennent à brûler ; MedéeMédée poursuivie par les armes de Jason, apresaprès avoir en sa presenceprésence cruellement mis à mort les deusdeux EnfansEnfants qu’elle avoitavait eu de lui, se sauve parmi l’air en un Chariot à ailes, que le Soleil son aieul lui avoitavait envoiéenvoyé.


--- Aiiiv° ---
 

N. L. R De la BoiciereBoicière 7[7] Personne non identifiée.

Peruse discourant en sa Tragique histoire,

Or âpre, ore piteuspiteux, Médée et sa fureur,

Jason et sa pitié, se traçoittraçait un honneur

Qui déjà l’enserroitenserrait au sein de la MemoireMémoire :

Mais son œuvre entrepris, et sans fruit et sans gloire

DemouroitDemeurait imparfait, si ton docte labeur,

Cher mignon des neuf Sœurs, d’une vive couleur

N’eût embelli l’obscur de sa trassuretraçure noire.

Qu’as tu donc fait, Scevole, achevant cet ouvrage ?

Que Peruse revit, revangérevengé de l’outrage

Qu’il receutreçut de la Mort : assuré, maugrémalgré elle,

Qu’il revivra par toi heureusheureux et immortel,

Toi par un mémemême fait ransrends ton lozlos 8[8] louange, gloire. eterneléternel :

Ainsi donc de vous deusdeux soit la vie immortelle.

Mort, ou merci.

Ch. Toutain 9[9] Charles Toutain, élève de Muret et installé, comme La Péruse, à Poitiers, fait paraître en 1556 une Tragédie d’Agamemnon.

Comme saigneuse encor ma plume je tiroistirais

De la parjureperjure mort du couronnécolonel Atride 10[10] Agamemnon. :

Et de la serve avec Sibile Priamide

Par la divine ardeur leurs meurtriers j’épeuroisapeurais,

Pour tirer de l’oubli du vainqueur des AngloisAnglais

Le tragique dépit sussur sa femme homicide,

Des larmes de laquelle est encore humide

Le Mans, son monastere, et la Pleureuse-croiscroix :

Je voivois sussur le Tombeau du fameusfameux la Peruse,

Implorer, avortive, une Tragique Muse

Le vent d’un Sainte-Marthe à son vol aspiré :

Sans toi, mieusmieux m’eût valu enterrant, ce dit elle,

Au cercueil de ses os son Cothurne esperéespéré,

Vivre plus que par moi par mon bruit immortelle.


--- Aivr° ---
 

R. Maiss. 11[11] Robert Maisonnier n’a pas laissé d’oeuvres littéraires.

Quand les fizfils de la Terre armerentarmèrent tous leurs bras

Contre les fizfils du Ciel, de leur lance rebelle,

Mortels ils pensoientpensaient bien avoir gloire immortelle,

Et dessus les trois monts couronner leurs combascombats :

Quand Jupin foudroïantfoudroyant les culbuta en bas,

Il faut, dit-il, avoir une meilleure échelle

À celui la qui veût colercoller une bonne aeleaile

À son nom, pour vollervoler immortel au trépas.

Mais or montant au Ciel, crains tu point, mon Scevole,

Tomber comme euseux ? non, non, car ta plume dorée

Te tient pour iy monter une échelle assurée,

E’crivant ja ton nom dans l’un et l’autre PolePôle :

Laisse moi donc la lance, et pranprends au gré des DieusDieux

La plume, qui te trace un chemin dans les CieusCieux.

JA. Bouchet 12[12] Jacques Bouchet, imprimeur du recueil.

Je t’ai taillé Peruse, un tombeau eterneléternel

Dans mon Imprimerie, et là la Muse mienne,

La muse imprimerie a ravivé la tienne,

Qui te font l’une et l’autre à jamais immortel.

Ton tombeau, c’est ton Livre, et peu en ont de tel,

Et peu ont meritémérité la Presse Musienne

Comme toi, qui as fait d’une facile veine

Maintenant Amour dousdoux et maintenant cruel.

Tu ne seras pressé de la charg’antechargeante 13[13] lourde. pierre :

Ton tombeau volera parmi toute la terre,

Qu’a l’envienvie un châcunchacun voudra voir et revoir.

Et j’iy avoisavais pansépensé graver ta TragedieTragédie

En sanglant vermillon, signe de la furie,

Mais mon deüildeuil n’a permis iy mettre que du noir.

G. Bouchet

Ton sanglant échafautéchafaud, Peruse, autant m’étonne

Que les coins martelés du bourdonnant tonnerre,

Trançonnans 14[14] Coupant, Tranchant. les GeansGéants ausaux DieusDieux faisansfaisant la guerre,

Quand Jupin leur rampartrempart superbe demassonnedémaçonne.

Et Medee ses vers charmés si haut cleronneclaironne

Qu’ils semblent au canon qui chargé se desserre :

Puis je la voivois pleurer quand ses fizfils elle enserre,

Tout ainsi que tu faits lors qu’Amour t’époinçonne.

ConteComte Alsinois 15[15] Adresse à Nicolas Denisot, poète de la Pléiade. , qui peuspeux les ombres avier 16[16] Faire vivre, revivre. ,

Comme au vif pourras-tu Peruse enfurier,

Et nous le paindrepeindre aimant mignardant sa geolieregeôlière ?

Et horribler si fort le visage à Médée,

Qu’il ne sis’y puisse veoirvoir de pitié quelque idée,

VeuVu qu’ell’tue ses fizfils, se vang’antvengeant de leur perepère ?

L’un apresaprès l’autre.

SONETSONNET PAR R. MAISSONNIER.

Jason voïantvoyant déjà se lever le donjon

De ChorinteCorinthe, et Colchos se cacher en nuée,

Médée il veûtveut quiter, mais elle échevelée

Invoquant en un cerne enchante une poison,

Qui en cendres fait cheoirchoir et Creuse et Creon :

Puis sacquant par trois fois la dague redressée

MeurdritMeurtrit 17[17] Tua. ses deusdeux enfansenfants, et apresaprès pourchassée,

Elle s’en fuitenfuit en l’air, vangéevengée de Jason.

La Peruse dépuisdepuis trompetanttrompettant la victoire,

Des Grecs Arge-Nochers, hausse encore la voile

D’Argon, et de ses vers, pour la marine étoile,

Il la guide en la Mer de l’immortelle gloire.

N’eût été la Peruse ils avoientavaient beau ramer,

Leur Nom eût demeuré ausaux borsbords de l’autre Mer.

Les personnages

Médée La Nourrice Le Messager Le Choeur Le Gouverneur Créon Jason

--- 1 ---
 

LA MEDEEMÉDÉE DE J. DE LA PERUSE

ACTE PREMIER

MEDEEMÉDÉE

DieuxDieus, qui avezavés le soin des lois de mariage 18[18] Cette invocation des dieux du mariage, issue de Sénèque, acte le caractère conjugal de l’union de Médée et de Jason, pourtant contestable. Voir sur ce point BUSCA, Maurizio, « Autour de deux sources de la Médée de La Péruse : Ovide et George Buchanan traducteur d’Euripide », dans Michele Mastroianni (dir.), La tragédie et son modèle à l’époque de la Renaissance entre France, Italie et Espagne, Turin, Rosenberg et Sellier, 2015, p. 47-67. ,

Vous aussi qui bridezbridés des vents émusvans émeus la rage,

Et quand libres vous plaîtplaist les lâcher sur la Mer,

Faites hideusement flots sur flots écumer :

5Dieu vengeurvangeur des forfaitsforfets, qui raidementroidement desserres 19[19] lâches.

Sur le chef desdês méchantsméchans testês éclatantsesclatans tonnerres 20[20] Il s’agit de Jupiter. ;

Dieu qui, chassant la nuit, testês clairs rayonsraïons épars

Dessus tout l’univers, luisantsluisans de toutes partspars 21[21] Apollon, dieu du Soleil. :

Dieu des profondsprofons manoirs 22[22] Hadès, dieu des enfers. , toi, sa chèrechere rapine 23[23] Son cher butin : Proserpine a été enlevée par Hadès aux enfers. ,

10Coupable de mes mauxmaus, déesse Proserpine ;

Vous, ô DieuxDieus, que jura le parjureperjure Jason,

Par moi, méchante, hélashelas! seigneur de la Toison :

Je vous attesteateste 24[24] prends à témoin. tous, tous, tous je vous appelleappele

Au spectacle piteuxpiteus 25[25] Qui inspire la pitié. de ma juste querellequerele 26[26] plainte. .

15Et vous ombres d’Enfer, témoinstêmoins de mesmês secretssecréts,

OyezOîés ma triste voixvois, oyezoîès mes durs regretsregréts.

Furies, accourezacourés, et dans vosvoz mains sanglantes

Horriblement portezportés vosvoz torches noircissantes :

VenezVenés en tel état, tel’ horreur, tel émoi,

20Que vîntesvintes à l’accord de Jason et de moi :

Les yeuxîeus étincelantsétincelans, la monstreuse 27[27] Nous maintenons cette forme pour le compte syllabique. crinièrecriniere

SifflanteSiflante sur le dos d’une horrible manièremaniere.

MettezMettés le déloyaldéloïal en si grande fureur


--- 2 ---
 

Par vosvoz serpents-cheveuxserpens-cheveus que, vengeantvang’ant son erreur,

25Lui-même de ses mains bourrellementbourréllement 28[28] Tel un bourreau. meurtrisse 29[29] tue.

Ses filsfiz, le roi, sa femmefame, et que tou-jours ce vice

Becquette ses poumons, sans qu’il puisse mourir :

Mais, par lieux inconnuslieus inconneus, enragémant courir,

Pauvre, banni, craintif, odieuxodieus, misérablemiserable,

30Ne trouvant homme seul qui lui soit favorable;

Qu’il pensepanse en moi toujours, toujours cherche à m’avoir,

Et toutefoistoutesfois jamais il ne me puisse voir :

Mais tanttans plus il vivra, plus de mauxmaus il endure :

Encor 30[30] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. sera -ce peu pour punir telle injure.

35Ainsi comme inoüi est ce forfait ici,

Un inoüi tourmenttourmant il doit souffrir aussi. 31[31] On peut supposer que la Nourrice n’est pas sur scène dès le début de la tirade de Médée, mais qu’elle entre durant celle-ci.

LA NOURRICE

Mais que sert-il, ô cherechère nourriture 32[32] Toi que j’ai nourrie, élevée. ,

De rechercher 33[33] De ressasser. par tant de fois l’injure

Que vous a fait ce déloyaldéloïal Jason?

40Mais que sert- il rafraîchir l’occasionrafrêchir l’achoison,

Dure occasionachoison, qui tant d’ennui 34[34] douleur. vous porte,

Et hors de vous, MedéeMédée, vous transporte,

Seigneuriant brusquement vos espritsespris 35[35] Les esprits renvoient à la vision de la physiologie de l’époque : ils sont des fluides élaborés dans le cerveau et qui se diffusent ensuite dans tout le corps : leur action est à la fois physique et, dirions-nous, psychologiques, puisqu’ils fondent ensuite les émotions. ?

EspritsEspris, hélashelas! d’une fureur surpris,

45Fureur qui a dans votrevôtre fantaisiefantasie

Enraciné l’ardenteardante jalousie

Qui tant vous pointpoingt 36[36] pique. , qui cause la douleur,

Qui causera, aprèsaprês douleur, malheur,

AprèsAprês malheur, malheur encore pire, 37[37] La Nourrice trace le trajet psycho-physiologique qui conduit du ressassement au malheur, en passant par la fureur.

50Si n’aprenésapprenez à dissimuler l’ire 38[38] colère.

Qu’avezavés à droit contre ce déloyaldéloïal.

Où est ce coeur, coeur constant, coeur royalroïal,

Coeur tou-jours un, coeur fort, coeur immuable,


--- 3 ---
 

Coeur que Fortune, ou dure ou favorable,

55N’a jusqu’ici pu faire balancer?

Voulez-Voulés vous donc maintenant commencercommancer

De vous soumettre à Fortune contraire

Quand la vertu vous est plus nécessairenecessaire? 39[39] L’adverbe "maintenant" fonde l’importance du moment de la tragédie : jusqu’alors maîtresse d’elle-même, Médée abandonnerait ici la vertu de sagesse.

Et que plutôtplus tôst cette grièvegrieve douleur

60DevriezDevriés tenir secrètesecrette en votrevôtre coeur,

Dissimulant la prendre en patience ?

Du mal caché l’on peut prendre vengeancevang’ance,

Mais qui ne saitscait tenir son dueil 40[40] douleur. enclos,

Ains 41[41] mais. le témoignetêmoigne avecaveq’ pleurs et sanglotssanglos,

65Pour se vengervanger celui n’a autres armes

Que pleurs, soupirs, regretsregrês, ennuis et larmes.

Le mal venu, il le faut endurer

Bon gré, mal gré, rien n’yi sert murmurer :

Mais paravant qu’il vienne, l’homme sage

70Peut par conseil devancer son dommage. 42[42] Ce conseil, qui valorise apparemment la patience et la constance, deux vertus néo-stoïciennes importantes à la Renaissance, est cependant assez ambivalent, puisque la Nourrice recommande la dissimulation, qui serait plus efficace pour la vengeance.

MEDEEMÉDÉE

Trop légerleger est le mal où conseil est reçureceu:

CourrouxCourrous tel que celuicetui ne peut qu’il ne soit susceu. 43[43] Une telle colère doit se faire connaître.

Sus doncdoncq, MédéeMedée, sus : je veuxveus que tous le sachent, 44[44] Médée révèle ici son goût du spectaculaire, qui sera confirmé par la suite de la pièce.

Il est bien mal-aisé que les grandsgrans mauxmaus se cachent,

75II est bien mal-aisé que les humaines lois

Empêchent le destin de la race des Rois.

Le sort fatal régitrégît les Rois et leur emprise 45[45] "Emprise" a le sens d’"entreprise". ,

Conseil n’a point de lieu où Fortune maîtrisemaitrise.

Non, non Nourrice, non : ni conseil, ni raison,

80Ne me sauraientsauroient vengervanger du parjureperjure Jason.

LA NOURRICE

Mais veuillezvueillés doncdonq’ un peu cetteceste fureur refraindre 46[46] réfréner. :

L’ire 47[47] colère. d’un Roi, MedéeMédée, est grandementgrandemant à craindre.


--- 4 ---
 

MEDEEMÉDÉE

Mon pere étaitétoit aussi hautain et puissant Roi,

Et son courrouxcourrous pourtant n’a rien gagnégaigné sur moi. 48[48] Médée évoque ici son père Éétès, qu’elle a trahi pour que Jason et les Argonautes puissent lui voler la Toison d’Or.

LA NOURRICE

85Souvent Fortune auxaus hommes favorise

Pour renverser puis aprèsaprês leur emprise 49[49] entreprise. .

MEDEEMÉDÉE

Qui se sent favori de Fortune et des CieuxCieus

Doit oser davantaged’avantage, espérantesperant tou-jours mieuxmieus.

CeuxCeus qui osent beaucoup sont craintscrains de la Fortune :

90Mais les hommes couardscoüars tou-jours elleell’ importune.

LA NOURRICE

Je ne voisvoi point que puissiezpuissiés espéreresperer.

MEDEEMÉDÉE

Cil qui n’espèreespere rien, ne doit rien desperer 50[50] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques, mais il faut lire "désespérer", tout comme pour la réplique suivante. .

LA NOURRICE

Qui ne despere rien, follementfolement tout hasarde.

MEDEEMÉDÉE

AdvienneAvienne que pourra : un seul point je regarde,

95Je ne puis avoir mieuxmieus: c’est mon dernier recours,

C’est l’espoir des vaincus, n’attendre aucun secours.

LA NOURRICE

Ô mal-heureuse, et mal-heureuse amante,

De qui le mal de jour en jour s’augmenteaugmante!

Ô pauvre femmefame! ô douleur ! ô pitié !

100Ô fausse fause-foi ! ô ingrate amitié !

Ô cruauté ! ô rigueur rigoureuse !

Ô NourricièreNourriciere amante mal-heureuse !

N’étaitétoit-ce assezassés qu’il te fallûtfalût ranger

Dessous les loisloix de ce peuple étranger?

105N’étaitétoit-ce assezassés que d’avoir asservie

Au vueil 51[51] vouloir. d’autrui ta misérablemiserable vie,

Abandonnant père, parentsparans, amis,


--- 5 ---
 

Pour demeurer entre testês ennemis ?

N’étaitétoit-ce assezassés, ô fait trop inhumain !

110D’avoir occis 52[52] tué. Absirthe ton germain? 53[53] Pour aider les Argonautes à voler la Toison d’Or, Médée a pris son frère en otage sur leur navire, puis l’a tué et a jeté en mer les morceaux de son cadavre pour retarder les poursuivants, qui ont dû récupérer les morceaux en vue des funérailles.

D’avoir laissé ton pèrepere Roi, pour suivre

Un inconnuinconneu? d’avoir mieuxmieus aimé vivre

Loin des tiens, pauvre, ô trop légère foi !

Qu’en ton payspaïs avec un riche Roi ?

115N’étaitétoit-ce assezassés que tu fusses sujettesugette

Au Roi CréonCreon, fille du Roi AEete,

Sans que Jason, Jason rempli d’injures,

AccrûtAcreût encor le mal que tu endures?

Sans que Jason infidèleinfidele menteurmanteur,

120De tous ces mauxmaus seul moyenmoïen, seul auteurautheur,

Anonchalant 54[54] Méprisant. cetteceste main pitoyablepitoïable,

Qui tant lui fut au besoin favorable,

Te dédaignât ? et cruel, sans pitié,

Cruellement fît nouvelle amitié ? 55[55] amour.

125N’ayantaïant point craint, tant a lâche courage,

De violer les droits de mariage ;

N’ayantaïant point craint d’oublier celle là

De qui il tient le mieuxmieus de ce qu’il a ;

N’ayantaïant point craint, ô inhumaine chosechôse!

130D’abandonner ses filsfiz et son épôse 56[56] Nous conservons cette forme pour la rime. .

Ainsi, ainsi, misérablemiserable, celui

Qui te devraitdevroit estimer plus que lui,

Qui de toi tient sa fortune et sa vie,

Est le premier qui a sur toi envie 57[57] Sens latin de "colère". .

135Ainsi tu es ja-ja 58[58] déjà. prêtepréte à mourir

Par ce Jason qui te dûtdeût secourir.

Ainsi Jason, trop ingrat, te moleste,

Ainsi des biens un seul bien ne te reste.


--- 6 ---
 

MEDEEMÉDÉE

Je reste encor, Nourrice, et en moi tu peuxpeus voir

140AssemblésAssamblés tous les mauxmaus que le Ciel pûtpeût avoir,

Pour punir grièvementgrievemant les énormesenormes injures

Des amantsamans fausse-fois 59[59] Les adjectifs composés sont fréquents à l’époque. et des maris parjuresperjures.

Non, non, Nourrice, non : ne crainscrain point qu’en danger

Tu me voiesvoïes tomber, sans m’en pouvoir vengervanger.

145Voici, voici la main, main forte et vengeressevangeresse,

Main qui nous vengeravangera des Heröes 60[60] À lire en trois syllabes : he-ro-es. de GrèceGrece.

LA NOURRICE

BaillezBaillés 61[61] Donnez. un peu à votrevôtre esprit repos

Et délaissezdélaissés ces menaçantsmenaçans propos.

N’irritezirrités plus contre vous la Fortune,

150Ne soyezsoïés plus à vous- même importune ;

RompezRompés l’ennui qui vous consomme et ard 62[62] brûle. ,

RompezRompés le deuildueil, rompezrompés le soin rongeardrong’ard 63[63] qui ronge. ,

RompezRompés, MedéeMédée, et l’amitié et l’ire 64[64] colère.

Qui votrevôtre coeur diversement martyremartire 65[65] martyrise, fait souffrir. .

155OubliezObliés tout ; oubliezobliés et le Roi,

Et Glauque aussi, et Jason fausse fause-foi :

AyezAïés, sans plus, de vous- même mémoirememoire,

Sans tant chercher sur vosvoz haineuxhaineus victoire :

AyezAïés, sans plus, et la vie et l’honneur

160De vosvoz enfantsenfans empreinteemprainte en votrevôtre coeur.

MEDEEMÉDÉE

Ni l’amour de mes filsfiz, ni l’amour de ma vie,

Ne sauraientsauroïent empêcher ce de quoidequoi j’ai envie.

Mais que je puisse perdre et Jason et le Roi,

Peu de perte ferai perdant mes filsfiz et moi.

LA NOURRICE

165Je crainscrain beaucoup, las! que votrevôtre langage

VosVoz ennemis n’aigrisse davantaged’avantage.


--- 7 ---
 

Je crainscrain beaucoup que ce vôtre courrous

N’irrite encor la GrèceGrece contre vous,

Et que de vous votrevôtre malheur ne sorte.

170Mais j’ai ouï quelqu’unquelcun ouvrir la porte : 66[66] On entend le messager.

FasseFacele Ciel que soit tel messager

Qui vous et moi mette hors de danger. 67[67] Le messager entre.

LE MESSAGER

Le Roi CréonCreon vous fait commandementcommandemant

De déloger hors d’ici promptementpromptemant,

175Vous et vos filsfiz, et qu’en cette contrée

Vous ne soyezsoïés, hui 68[68] aujourd’hui. passé, rencontréerancontrée.

AllezAllés ailleurs pour demeure choisir,

VidezVuidés 69[69] Videz les lieux, partez. soudain, car tel est son plaisir.

LA NOURRICE

Est-ce le Roi qui la fuitefuitte commande ?

180Ou si c’est Glauque ? ou Jason qui le mande,

ÉpoinçonnéEpoinçonné par nouvelles amours

De lui jouerjoüer, ingrat, ces lâches tours ?

LE MESSAGER

C’est le Roi même : il faut qu’elle obéisseobeisse,

Il connaîtconnoit trop MedéeMédée, et sa malice :

185II connaîtconnoit trop que de rien ne lui chaut, 70[70] qu’elle ne se soucie de rien.

Qu’elle est cruelle, et qu’elle a le coeur haut 71[71] hautain. ,

Qu’elle menace, et d’une fièrefiere audace

Quelque mal-heur contre la GrèceGrece brasse.

Qu’el’ 72[72] Nous maintenons l’apocope ici et dans l’occurrence suivante pour des raisons métriques. fasseface donc, qu’el fasseface sans tarder,

190Ce qu’il a plupleu au Roi lui commander. 73[73] Le messager sort.

MEDEEMÉDÉE

SoleilSouleil luisant, qui vois toutes choses humaines,

Et toi, soeur de Jupin, coupable de mes peines ; 74[74] Junon est "coupable" d’avoir causé l’amour de Médée pour Jason.

Neptune Dieu marin, et toi qui le premier

De voguer sur la mer fis Tiphe 75[75] Typhis, le pilote d’Argo. coutumiercoûtumier;


--- 8 ---
 

195Toi HécateHecate auxaus trois noms 76[76] Hécate est la déesse de la mer, de la lune et des enfers. , par les cantons hurléehullée,

Quand l’horreur de la nuit a la terre voilée :

Vous, Rages, qui mettezmettés les méchantsméchans en émoi ;

Et vous aussi les DieuxDieus qui eûtes soin de moi,

Je vous supplie tous que mon deuildueil vous incite

200À la juste pitié que mon malheur méritemerite.

Si entre vous là- haut se loge la Pitié,

Si vous n’approuvezapprouvés pas une ingrate amitié 77[77] amour. ,

Si vous vengezvangés le tort qu’on fait en mariage,

Si sur les fauxfaus amantsamans vous dardezdardés 78[78] lancez, envoyez. votrevôtre orage,

205Si des amantsamans déçusdeceus 79[79] trompés. vous avezavés quelque soin,

Tous et chacunchâcun de vous j’appelle pour témointêmoin

OyezOïés, oyezoïés mes cris, DieuxDieus entendezentendés mes plaintes,

Et ne permettezpermettés pas que vos lois soientsoïent enfreintesenfraintes

Par ce traître méchant, qui en son esprit feint

210Que vous ne pouvezpouvés rien, et nul de vous ne craint ;

Mais en dépit de vous et de votrevôtre justice,

Délaissant la vertu, s’abandonne à tout vice.

VengezVangés, vengezvangés ce tort, punissezpunissés ce méchefmeschef 80[80] offense. ,

DardezDardés 81[81] lancez. , ô DieuxDieus, dardezdardés vos foudres sur son chef.

LA NOURRICE

215Tant et tant plus que le malheureux-heureus songe

En son mal-heur, plus son mal-heur le ronge ;

Plus il se fâche, et moins se peut cacher

L’occasion qu’il a de se fâcher :

Et par -autant 82[82] c’est pour cela. , ma chèrechere nourriture 83[83] celle que j’ai nourrie. ,

220Si j’ai jamais eu de vous quelque cure 84[84] soin. ,

Si tout le temps qu’avec vous j’ai été

AvezAvés en moi trouvé fidelité,

Je vous suppliesuppli, oubliezobliés la tristesse,

Qui votrevôtre coeur ja trop malade blesse


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225Si grièvementgrievemant 85[85] À lire en trois syllabes : grie-ve-mant. , que je doute 86[86] crains. bien fort

Qu’elle ne soit cause de votrevôtre mort.

MEDEEMÉDÉE

Mort ! laslâs, je veuxveu mourir, la mort m’est agréableagreable,

Ores la seule mort me seraitseroit favorable.

Je veuxveu, je veuxveu mourir, j’ai trop longtempslong tans vécu,

230PuisquePuis que par avarice Amour je voisvoi vaincu.

ÔO déloyaldéloïal Jason ! quelle étaitétoit mon offenseoffence,

Qui t’a pupeu émouvoir à faire autre alliancealiance?

Qui t’a pupeu inciter à me laisser ainsi

En tourmentstourmans et ennuis, en peinepéne et en souci,

235Pauvre, lasse, éplorée ? ÔO que follesfoles nous sommes

De croire de légerleger auxaus promesses des hommes !

Nulle dorénavantd’orenavant ne croiecroïe qu’en leur coeur,

Quoiqu’Quoi qu’ils jurent beaucoup, se trouve rien de seür 87[87] Nous maintenons la forme pour la rime. .

Nulle dorénavantd’orenavant ne s’attende auxaus promesses

240Des hommes déloyauxdéloïaus, elles sont menteressesmanteresses :

S’ils ont quelque désirdesir, pour en venir à bout

Ils jurent Terre et Ciel, ils promettent beaucoup,

Mais, tout incontinentincontinant qu’ils ont la chose aimée,

Leur promesse et leur foi s’en vont comme fumée.

245ÔO déloyaldéloial Jason ! où est ores la foi

Qu’en Colches me promis, quand me donnai à toi ?

Où est l’amour constant, où est le mariage

Dont ta langue traîtresse alléchaitallechoit mon courage ?

ÔO infidèleinfidele foi! ô grand’ déloyautédéloïauté!

250ÔO langue menteresse ! ô dure cruauté !

ÔO Jason trop ingrat ! ô maudit HyménéeHimenée 88[88] mariage. !

ÔO moi sous le SoleilSouleil la plus défortunée !

Mais puisquepuis que de toi vient la cause des malheurs,

Je te ferai sentir douleurs dessus douleurs.


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255EmployantEmploïant le savoir qui t’a mis hors de peinepéne

À te violenter et à t’être inhumaine :

Autant que te fusfu douce en ferme loyautéloïauté,

Autant serai cruelle en dure cruauté. 89[89] Médée et la Nourrice sortent. Le choeur est probablement sur scène dès l’ouverture de l’acte, pour pouvoir assister à l’action qu’il commente ; on peut supposer cependant qu’il passe ici sur le devant de la scène.

LE CHŒUR 90[90] Ce chant du choeur reprend le topos de la supériorité de la vie humble et tranquille face à l’aventure en mer qui est cause de malheurs, et rappelle plusieurs épisodes du voyage des Argonautes, pour s’achever sur une plainte compatissante vis-à-vis du sort de Médée.

Trop hardi fut celui

260Qui premier sur la Mer

AssuraAsseura son appui,

Et premier sutsceut ramer :

Plusieurs en ont depuisdépuis

Enduré maints ennuis.

265L’homme a sursus soi envie

Qui, jalouxjalous de ses ans,

AbandonneAbbandonne sa vie

À la merci des ventsvans :

Et semble qu’il veuillevueille chercher

270À perdre ce qu’il a plus cher.

ÔO combien l’homme ambitieuxambicieus

Est à son mal ingénieuxingenieus!

Combien l’avarice rongearderong’arde

Et l’insatiable désirdesir,

275Cruels bourreauxbourreaus de tout plaisirplésir,

À cent mauxmaüs nosnoz vies hasarde !

ÔO que nosnoz pèresperes vieuxvieus

VivaientVivoîent heureusementheureusemant

Quand, sans désirerdesirer mieuxmieus,

280AvaientAvoîent contentementcontentemant,

Ne connaissantconnoissans encor

La richesse de l’or !


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ÔO que celui est sage

Qui vit chezchés soi contentcontant,

285Et l’étranger rivage

ConnaîtreConnoître ne prétendpretant !

ÔO bienheureus qui, en ses chantschans,

Passe ses vieuxvieus et jeunes ans !

DepuisDépuis l’invention des nefsNaus 91[91] navire, bateau. ,

290Un infini nombre de mauxmaus

Est survenu au monde.

C’est à l’homme légèretélegereté

De penserpanser trouver fermeté

Sur l’inconstant de l’onde 92[92] mer (terme poétique). .

295Quand la Navire prophèteprophette 93[93] Argo, dont une poutre provient de la forêt de Dodone, lieu d’un oracle de Jupiter. ,

Qui des GrecsGrécs chargée étaitétoit,

Apres l’emprise 94[94] entreprise. parfaite 95[95] achevée (latinisme : après la fin de l’entreprise). ,

Vers la GrèceGrece reflottaitreflotoit,

Même Tiphe devint blême,

300Sur son luth Orphée même

Ne pouvaitpouvoit mouvoir les doigtsdoits,

Quand la monstrueuse ChienneChiene 96[96] Scylla, gouffre de Sicile (qui n’est pourtant pas sur la route des Argonautes : M. M. Fragonard y voit un souvenir d’Ovide (Metamorphoses, VII, v. 65 sqq.). ,

Sur la Mer SicilienneSiciliene,

Lâcha ses hideuxhideus aboisaboïs.

305Les filles d’Achelois 97[97] Achelôos est, dans la mythologie grecque, un dieu-fleuve qui est le père des Sirènes. ,

AuxAus gorges nonpareillesnompareilles,

AvaientAvoïent ja par leurs voix

AlléchéAleché les oreilles

Des princes étrangers,

310Ja ja mis auxaus dangers


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Sans le Luth résonnantresonnant

D’Orphée mieuxmieus sonnant.

Quand les Cianées montsmons 98[98] Iles qui gardent l’entrée du Pont-Euxin et peuvent au besoin se rapprocher pour broyer les navires : Phinée envoie un oiseau qui permet de les tromper. ,

Comme TaureauxToreaus furieuxfurieus,

315S’entre-heurtaienthurtoïent frontfrons à frontfrons,

Haussant les eauxeaus jusqu’auxaus CieuxCieus,

Argon la Barque prophèteprophette,

De frayeurfraïeur devint muette :

Et le filsfiz d’AlcmèneAlcmene 99[99] Hercule, le fils d’Alcmène et de Zeus, fait partie du voyage. eut peur

320Quand les humides campagnescampaignes

RessemblaientRessembloient millemile montagnesmontaignes

Effraîement du plus sûrseur.

Ains que de cirée toile

Tiphe trop audacieuxaudacieus,

325EûtEut fait porter mainte voile

AuxAus mâts voisinantvoisinans les CieuxCieus,

YI réglantreglant à son usage

Des ventsvans forcenés la rage :

Nul lors ne savaitsavoit nommer

330Les ventsvans soufflantsoufflans sur la Mer,

Nul aussi n’eût lors suseu dire,

Des clairs flambeauxflambeaus de la Nuit,

Lequel bon ou mauvais luit

À la vogante Navire.

335EncoreEncores les tourbillons,

VirevoltantVirevoltans pêle mêle

Sur les humides sillons

Martelés de grosse grêle,

Et l’impétueuximpetueus orage,


--- 13 ---
 

340TémoinTêmoin du futur naufrage,

Les coeurs effrayéseffraïés n’avaientavoïent

De nosnoz pèresperes, qui, sans vice,

VivaientVivoïent, exemptsexans d’avarice,

ContentsContans de ce qu’ils avaientavoïent.

345Mais ores la convoitise,

Qui nosnoz coeurs ne laisse point,

Sur notrenôtre poitrine aiguiseaguise

Un aiguillonéguillon qui la point ;

Mais ores une avarice,

350Seule mèremere de tout vice,

Nous manie 100[100] conduit. tellement,

Que nous laissons, tant fous sommes,

La terre laissée auxaus hommes

Pour chercher l’autre élémentelement 101[101] L’eau, qui n’est pas l’élément naturel des êtres humains. .

355Médée, trop heureuse

Et hors de tous regretsregréts,

Si par Mer fluctueuse

N’eusse suivi les GrecsGrécs.

Encore plus heureuse

360Si ton malheureux-heureus sort

Ne t’eûteut fait amoureuse

De l’auteuraucteur de ta mort.

Encor plus fortunée

Si, sans plus long séjoursejour,

365Tu fusses morte et née

En un et même jour. 102[102] Le choeur quitte la scène.

Fin.


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Acte II

Le Gouverneur des EnfansEnfants 103[103] Le monologue du Gouverneur permet de faire anticiper au public le dénouement funeste, puisque le personnage a l’intuition de l’infanticide. Il contribue donc à faire monter la tension dramatique, en dépeignant la fureur infernale de Médée et en proposant un tableau pathétique des enfants. Comme la nourrice, le Gouverneur insiste sur la rupture que constitue le temps de la tragédie, puisque "maintenant", Médée montre une nouvelle fureur.

J’ai peur, je craincrains, je prévoiprévois le danger

Où cette famefemme, en se voulant vangervenger,

Se jettera et DieusDieux, bons DieusDieux, j’ai crainte

370 Qu’elle ne soit d’une fureur attainteatteinte :

OÔ DieusDieux, quels môtsmots, quels propos, quel maintien,

Quels ïeusyeux flambansflambants : tout asseuréassuré je tien

Que si son mal violent ne s’alante, 104[104] Nous laissons ici "s’alante", qui signifie "se ralentit", "se calme".

VeuVu ses regrésregrets et sa fureur ardanteardente,

375Elle fera au Roi CreonCréon sentir,

Que d’un tort fait on se doit repentir :

Je la connoiconnais, je l’ai veüevue 105[105] À prononcer en deux syllabes : vu-e. marrie 106[106] triste, contrariée.

Par plusieurs- fois, je l’ai veüevue en furie

Remurmurant ses vers : mais maintenant

380Elle a trassétracé je ne saisais quoi plus grand,

Mais maintenant une rage felonne 107[107] cruelle.

Plus que devant 108[108] "Plus que devant" signifie "Plus qu’avant". ses esprisesprits époinçonne,

Plus que devant par ses cris furieusfurieux

La miserablemisérable importune les DieusDieux.

385Ombre n’iy a, ne 109[109] ni. Rage échevelée

Dans les Enfers qui n’iy soit appelléeappelée.

Le grand Serpent en neusnoeuds tortillonné,

OïantOyant ses vers, se tait, tout étonné :

Puis en siflantsifflant, sa triple langue tire,

390Prêt à vomir au gré d’elle son ire 110[110] colère. :

Hecate iy est, et tout ce que les CieusCieux

Et les Enfers tiennent de furieusfurieux.

BriefBref, il n’iy a venin dessus 111[111] Nous conservons "dessus" pour la métrique, mais nous utiliserions plutôt la préposition "sur". la terre


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Que par son art diligemment ne serre,

395EntremellantEntremêlant tant effroîablemanteffroyablement

Je ne saisais quel furieusfurieux hurlemanthurlement,

Qu’il semble à voir que Corinthe perissepérisse. 112[112] Le Gouverneur décrit ici ce que le spectateur a pu observer à l’acte I et qu’il observe dans les répliques suivantes, la fureur de Médée qui invoque les divinités infernales. Ces vers peuvent donc nous renseigner sur le jeu de l’actrice, ou révéler au public que la fureur de Médée se développe en coulisses. Par ailleurs, s’ils ne prennent pas la parole, les enfants sont peut-être sur le plateau avec le Gouverneur, puisque ce dernier les fait sortir de scène lorsque Médée entre. Le Gouverneur pourrait tout de même annoncer les malheurs à venir, puisque, comme il l’explique plus bas, les enfants sont trop jeunes pour comprendre.

Dieu qu’est ce-ci ! je craincrains qu’el’ 113[113] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. ne meurdrisse

Ses propres fizfils, je craincrains que ce tourmanttourment

400Ne la maitrisemaîtrise, et furieusemantfurieusement

Arme ses mains d’une brutale audace

Contre le sang de sa plus proche race 114[114] "Race" renvoie ici à la descendance de Médée, c’est-à-dire ses enfants. .

Qui eût pansépensé, bon Dieu, ce que je voivois ?

Ha ! que je suis en grand et grand émoi

405Pour ces enfansenfants, et leur âge trop tandretendre

Ne peut encor 115[115] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. son grand malheur entandreentendre 116[116] comprendre. .

Que plût ausaux Dieu 117[117] L’édition originale présente un singulier, qui peut contraster avec l’article ainsi qu’avec la suite du texte. Il faut peut-être y voir une coquille. (mais de ce qui est fait,

Bien peu nous vaut le contraire souhait),

Plût ausaux gransgrands DieusDieux que la GréqueGrecque noblesse

410 Ne futfût jamais sortie de la GreceGrèce,

Et que Jason, ce fausfaux Jason, fût mort

Premier 118[118] "Premier que" est une locution prépositionnelle et a ici le sens de "Avant de". qu’aller en Colches 119[119] La Colchide, région d’origine de Médée (aujourd’hui partie de la Géorgie). prandreprendre port.

Plût ausaux gransgrands DieusDieux que la Barque féée 120[120] Ensorcelée.

Ne fût jamais en Colches arrivée,

415Mais, s’abismantabîmant ausaux gouffres plus profonsprofonds,

N’eût point passé les Simplegades monsmonts 121[121] Les Iles cyanées mentionnées plus haut par le choeur. .

Jamais Médée, au fond du coeur blessée,

N’eût follemantfollement sa terre délaissée,

Jamais, jamais elle n’eût de legerléger 122[122] "De léger" signifie "légèrement", "de façon inconsidérée".

420Laissé les siens pour suivre un étranger.

Son frère Absirte et le veillant Pélie 123[123] Mention du frère de Médée, Absirthos, et de Pélias, qui avait usurpé le trône du père de Jason et dont Médée et lui se sont vengés. ,

Sans ces malheurs, eussent encores vie.

Et vous enfansenfants, enfansenfants mon dur souci 124[124] "Mon dur souci" signifie "ce qui me cause un grand souci". ,

Vous n’eussiéseussiez veuvu ce triste jour ici :


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425Ou pour le moins quelque étoile meilleure

Vous eût veuvu naître à quelque plus douce heure.

Car que vous sert, ainsi abandonnés,

Du noble sang des gransgrands Rois être nés ?

Au Diamant, et à la pierre dure

430Celui seroitserait semblable de Nature

Qui de vous deusdeux n’auroitaurait compassion.

Que pleûtplût ausaux DieusDieux que mon intention

Sortît effet, vous porteriésporteriez couronne

Comme l’honneur de vôtrevotre sang l’ordonne.

435Mais cetuicelui-là qui plus deûtdût avoir soin

De vous aider, vous defautdéfaut 125[125] vous fait défaut. au besoin 126[126] Au moment où vous en avez besoin. . 127[127] On peut supposer que le choeur entre en scène ou passe sur le devant de la scène pour dialoguer avec le Gouverneur.

Le Choeur

Ces pleurs, ces plaints 128[128] Nous conservons le masculin "plaints" pour des raisons métriques. , dont MedéeMédée dolante 129[129] souffrante.

Mouille ses ïeusyeux, sa poitrine tourmantetourmente,

D’où viennent ils ? EsseEst-ce point pour autant

440Que son Jason ainsi la va quittant ?

Ô, si ses esprisesprits

Elle avoit repris

Pour iy penser bien,

Elle auroitaurait aprisappris

445Que ses pleurs et cris

Ne servent de rien.

Le Gouverneur

Non seulemantseulement pour être delaissée

De son Jason, Médée est offensée :

Mais, Dames, lâslas, mais, trop cruellemantcruellement,

450Le Roi CreonCréon a fait commandemantcommandement

Qu’ell’ printprît ses fizfils, et delaissât grand’ erre 130[130] rapidement.

(Si mieusmieux n’aimoitaimait souffrir mort) cette terre.


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Voire ce Roi felonfélon contre elle est tant dépit

Qu’il ne lui veut laisser une heure de répit :

455 Ains 131[131] Mais. veut que, tout soudain et sans aucune guide,

La pauvre abandonnée, avec ses enfans vuidevide 132[132] vide les lieux, s’en aille. .

Le Choeur

Las-helas hélas, qu’un deul 133[133] Nous conservons la forme "deul" pour la rime ; le terme signifie "souffrance", "malheur".

Ne vient jamais seul,

Las que la Fortune

460De divers travaustravaux 134[134] souffrances. ,

De mausmaux suivans mausmaux,

Tous-jours importune.

FameFemme miserablemisérable,

Ton sort pitoïablepitoyable

465Me crevecrève le coeur.

Ô amitié feinte,

Ô Roi de CorinteCorinthe,

Ô grande rigueur. 135[135] Médée entre en scène, mais ne s’adresse pas aux personnages présents sur le plateau.

MedéeMédée

OÔ Terre, ô Mer, ô Ciel, ô Foudres pleins d’encombres,

470 OÔ Déesses, ô DieusDieux, ô Infernales ombres,

OÔ Lune, ô Jour, ô Nuit, ô FantaumesFantômes volansvolants,

OÔ DaimonsDémons, ô EsprisEsprits, ô chiens d’Enfer hurlanshurlants,

VenésVenez, couréscourez, volésvolez : et, si avésavez 136[136] En français du XVIe siècle, l’omission du sujet est fréquente et ne pose pas problème. puissance

De prendre d’un méchant execrableexécrable veng’ancevengeance,

475MontrésMontrez-l’à cette fois : arme-toi Jupiter

Contre ce déloïaldéloyal qui ne craint t’irriter 137[137] ne craint de d’irriter. .

Le Gouverneur

FuïonsFuyons enfansenfants, je craincrains qu’en sa furie

Mêmes à vous elle fît fâcherie.

Mais, ô mon Dieu ! quelle nouvelle ardeur

480De plus en plus renforce sa fureur. 138[138] Le Gouverneur sort avec les enfants (on peut supposer que Médée ne les a pas vus).

MedéeMédée

CiclopesCyclopes courageus, horribléshorriblez vôtrevotre ouvrage,

MartelansMartelant d’ordre égal un rougissant orage,

Poli d’éclairs brillansbrillants, et de coins tout-fandans fendant 139[139] Fendant tout (sur leur passage). ,


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EntremêlésEntremêlez parmi des tonnerres grondansgrondant,

485ForgésForgez des darsdards aigus à la pointe étoffée,

Comme ceux que Jupin foudroïoitfoudroyait sussur Tifée 140[140] Un des Titans entré en guerre contre Jupiter. :

TrampésTrempez-les au profond des Avernales eauseaux 141[141] Eaux infernales (L’Averne est un lac qui donne sur les Enfers). ,

Et que les pennes 142[142] plumes. soïentsoient de Stimphales oiseaus 143[143] Oiseaux du lac Stymphale tués par Hercule. ,

Ou bien des Chiens ailés, Harpies ravissantes,

490Le péché de Phinée horriblement vang’antesvengeantes 144[144] Les filles de Phinée, comparées aux Harpies, dilapident ses richesses quand il devient vieux et aveugle (les dieux l’ont frappé de cécité en raison de son don de prophétie). .

Et vous DieusDieux des Enfers, Ixion 145[145] Roi des Lapithes condamné au supplice de la roue pour avoir tenté de violer Junon. dêliés,

Et avéque 146[146] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques. Junon encor le r’aliésralliez :

LaissésLaissez hausser les eauseaux à l’altéré Tantale 147[147] Fils de Jupiter condamné à être affamé. ,

Et du fruit désiré permettéspermettez qu’il avale,

495PermettésPermettez que SisipheSisyphe hausse sa pierre au mont,

Sans que du haut encore elle retombe au fond, 148[148] Le supplice de Sisyphe, roi de Corinthe, consiste à devoir monter une pierre qui retomne dès qu’il arrive au sommet.

Et ne permettéspermettez plus qu’en vain les Danaïdes

Dans le tonneau percé jettent les eauseaux humides 149[149] Les Danaïdes, filles de Danaos, doivent remplir aux enfers un tonneau sans fond. :

RelâchésRelâchez encor tous ceusceux qui dans vozvos Enfers

500Les tourmanstourments meritésmérités ont jusqu’ici soufferssoufferts :

Et, de tous ces tormanstourments, faites-en un terrible

Qui seul soit plus que tous cruel et plus horrible :

Puis vueilleveuille Jupiter ce tormanttourment envoîerenvoyer

SusSur Créon et Jason, pour leur juste loïerloyer :

505Mais c’est peu pour fournir à ma juste querelle,

Je veusveux encor’ trouver vang’ancevengeance plus cruelle. 150[150] Médée sort, le choeur reste seul en scène pour le chant final.

Le Choeur

De flameflamme allumée

Des vansvents animée,

Du trait décoché

510Et du foudre vîte 151[151] rapide. .

Maint et mainte eviteévite

Qu’il ne soit touché.

 

Et quand la riviererivière

Hors de ses borsbords, fierefière,

515Son cours libre a pris,

Le voisin s’absanteabsente

Pour de l’eau courante

N’être point surpris :



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Mais quand une famefemme,

520Jalouse, s’enflameenflamme

Contre son mari,

Sa fureur est pire

Que feu, qu’eau, que l’ire 152[152] colère.

De Juppin marri 153[153] contrarié. .

 

525MedéeMédée, insensée,

Couve en sa pensée

Dix mille sanglôssanglots:

Un feu la consume,

Et dedans, lui hume

530L’humeur de ses ôsos.

 

Comme la prétresseprêtresse,

Que la fureur presse

Sou’Sous le devin Dieu,

SecoüeSecoue la teste

535En vain, et n’arrête

Jamais en un lieu : 154[154] Il s’agit de la Sibylle, prêtresse d’Apollon caractérisée par sa fureur prophétique.

 

Avec telle mine,

MedéeMédée chemine,

Et n’arrête point :

540Ainsi la furie

Qui la seigneurie

Sa poitrine époint.

La mere felonnefêlonne,

Toutesfois sœur bonne,

545Revang’antRevengeant la mort

Des siens, plénepleine d’ire 155[155] colère. ,

Osa bien occire

Maleagre à tort. 156[156] Cette strophe fait allusion à Althée, qui tua son fils Méléagre parce qu’il avait lui-même tué ses oncles. Le choeur insiste sur l’impossibilité de la situation d’Althée, prise entre ses devoirs de soeur et de mère, que représentera la tragédie de Pierre de Bousy, Meleagre, en 1582, et anticipe donc, comme le gouverneur au début de l’acte, l’infanticide à venir.

 

Mainte meremère encore

550 SoufreSouffre qu’on dévore

Ses fizfils, sans merci :

Nulle en son courage,

N’a eu telle rage

Comme cette celle-ci.

 

555Sa face ternie,

Son pas de furie,

M’épouvantent fort : 157[157] L’usage de la première personne pour un personnage collectif comme le choeur est fréquent ; ici, elle apparaît au moment de l’expression du sentiment de peur.

Semblable détresse

À grand’ pénepeine cesse

560Sans suite de mort. 158[158] Une telle souffrance ne pourra prendre fin qu’avec la mort.

 

Déités clamées,

Qui noznos destinées

TenésTenez en vozvos mains,

De ces folles rages

565Faites les presagesprésages

Devenir tous vains.

 

Fin.


--- 20 ---
 

ATCEACTE III

CreonCréon

HeureusHeureux celui qui peut, connoissantconnaissant les Augures,

EviterÉviter les dangers des fortunes futures,

Et plus heureusheureux encor 159[159] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. , qui des DieusDieux liberauslibéraux

570À eu l’heur 160[160] le bonheur. de connôitreconnaître et les biens et les mausmaux :

Mais nous, gens aveuglés et en noznos faits mal sages,

Nous ne connoissonsconnaissons pas de noznos mausmaux les presagesprésages.

D’où vient, que je me semble être toutes les nuisnuits,

Loin des miens separé, en un lieu plein d’ennuis ?

575Et que sussur mon Palais le Hibou se lamantelamente,

Et de son triste chant toute nuit m’épouvante ?

D’où vient encor 161[161] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. , qu’offrant mes dons sur les autels

À Junon la Nociere 162[162] La Déesse Junon qui fait les mariages. , et ausaux DieusDieux immortels,

J’ai veuvu, ô cas hideushideux et difficildifficile à croire,

580L’eau sacre 163[163] Nous laissons "sacre" plutôt que "sacrée" pour des raisons métriques. se changer, et prandreprendre couleur noire,

Et le vin sur l’Autel saintemantsaintement épanché,

Se chang’antchangeant, m’a semblé de sang meurtri taché ?

Tout cela m’épouvante, et j’ai peur que ces signes

Me soîentsoient avant-coureurs de quelques mausmaux insignes 164[164] Remarquables, particulièrement terribles. .

585J’ai peur, je craincrains, je doute, et mes troublés esprisesprits 165[165] Créon fait ici écho aux premiers mots du Gouverneur à l’ouverture de l’acte II. Si ce dernier fondait ses craintes sur ses observations de Médée, les peurs de Créon proviennent de présages surnaturels, fréquents en tragédie et qui ont tendance à se vérifier.

Sont de nouvelle horreur effraîement 166[166] Effroyablement. Nous laissons la forme originale pour des raisons métriques. surpris.

MedéeMédée me fait craindre, Absirte et le Roi Pele

M’enseignent que je dois tou-jours avoir peur d’elle.

Qui une fois à vice a voulu s’adonner,

590Une et une autre- fois ne craint d’iy retourner.

Des Rois et gransgrands seigneurs la Fortune se joüejoue

Et tourne à leur malheur le plus souvent la rouëroue.


--- 21 ---
 

Le foudre 167[167] Foudre est masculin au XVIe siècle. rue bas les plus superbes tours,

Mais le toit du berger, sans peur, dure ses jours. 168[168] Topos que l’on trouve en tragédie depuis l’Antiquité : plus la fortune est haute au départ, plus la chute sera douloureuse.

595Si mes voisins vouloïentvoulaient contre moi faire guerre

J’en seroisserais averti et deffendroisdéfendrais ma terre :

Mais cestecette furieuse a moïenmoyen de vangervenger

Ce qui lui semble bon, ains 169[169] Avant. qu’on le peûtpût songer,

J’avoiavais délibéré 170[170] Décidé. , pour ôter toute crainte,

600De la faire mourir, sans la juste complainte

Que m’en a fait Jason. Or je lui ai mandé,

Et de pouvoir RoïalRoyal encore commandé,

Que, prenant ses deusdeux fizfils, elle vuidâtvidât 171[171] Quitte les lieux. grand’ erre 172[172] Rapidement. ,

DelivrantDélivrant de danger, moi, les miens, et ma terre.

605ToutesfoisToutefois, comme on dit, son cœur est endurci

Contre mon mandemantmandement 173[173] ordre, commandement. : encorencore elle est ici.

J’ai crainte que sur nous quelque malheur ne brasse 174[174] Elle ne brasse : le pronom est omis comme souvent au XVIe siècle. ,

Car on m’a raportérapporté que sa fureur menassemenace

Moi, ma fille, et Jason, appellantappelant les esprisesprits

610Du Ciel, et des Enfers, par effroïableseffroyables cris.

ParquoiPar quoi 175[175] Raison pour laquelle. j’ai envoïéenvoyé lui commander qu’ell’ vienne

Soudain par devers moi, de peur qu’il ne survienne

Sur nous quelque méchef 176[176] malheur. . Je jure par les DieusDieux

Qu’avant qu’il soit demain, ell’ 177[177] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. vuideravidera ces lieus.

615Mais la voici venir grumellantgromelant sa furie,

Qui ne brasse rien moins que meurtre et tuerie. 178[178] Ici Médée entre (Créon a expliqué qu’il l’a fait appeler), Créon la voit, annonce son entrée et s’adresse à elle dans la phrase suivante. Notons que l’édition originale présente une ligne sans texte, ce qui a un sens dramaturgique puisque Créon entre dans le dialogue avec Médée.

 

Horrible, forcenée, ennemie des CieusCieux,

Furieuse Médée, et fureur des haushauts DieusDieux,

T’ai-je pas commandé que, sans aucune suittesuite

620Fors de 179[179] hormis. tes deusdeux enfansenfants, soudain prinsesprisses la fuittefuite ?

Es-tu encorencore ici ? ne fais-tu cas de moi ?

Dédaignes-tu ainsi le mandement d’un Roi ?


--- 22 ---
 

Je jure par le Ciel de n’aller autre voïevoie

Qu’en misérable exil premier je ne t’envoïeenvoie. 180[180] Je jure de ne m’atteler à aucune autre tâche tant que je ne t’aurais pas fait partir.

 

MedéeMédée

625Qu’ai-je commis, CreonCréon? En quoi ai-je forfait ?

Quel horrible pechépéché, quel énorme meffaitméfait

Me condamne à fuir ?

CreonCréon

OÔ la famefemme innocente !

On lui fera grand tort, s’il faut qu’elle s’absanteabsente!

C’est trop peu de fuir un étouffant noïernoyer 181[181] Une noyade. ,

630Un brûler en seroit le mérité loïerloyer 182[182] châtiment. ,

Ores 183[183] Maintenant. de ton partir juste raison demandes.

MedéeMédée

Si de pouvoir RoïalRoyal ainsi tu le commandes,

C’est à moi, Roi CreonCréon, à tes dits obeirobéir :

Mais si avant juger il te plaisoitplaisait m’ouïr,

635Puis equitablementéquitablement me randrerendre mon meritemérite 184[184] Ce que je mérite. ,

Comme toute equitééquité à ce faire t’invite 185[185] t’invite à le faire. ,

Quoi que lors m’en avintadvint ce seroitserait justemantjustement.

CreonCréon

Soit droit, soit tort, il faut que mon commandemantcommandement

Soit fait, c’est trop parlé, soudain qu’on se depêche,

640Et que d’orenavantdorénavant jamais on ne m’en prêche 186[186] parle. . 187[187] Ce refus d’entendre les raisons de Médée, et l’idée selon laquelle l’ordre royal prévaut qu’il soit juste ou non, caractérise Créon en tyran, ce qui peut contribuer à excuser en partie le crime la Colchidienne. Sur ce point difficile de l’interprétation et les ambiguïtés qui demeurent, voir Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », dans Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, mis en ligne le 3 juin 2007. URL : [http://www.revue-silene.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=89].

MedéeMédée

Règne sans équité n’est pas long tanslongtemps durable.

CreonCréon

On ne peut ausaux méchansméchants n’être point equitableéquitable.

MedéeMédée

MechancetéMéchanceté jamais ne log’alogea dans mon coeur.

CreonCréon

Pelie le sceutsut bien, éprouvant ta douceur. 188[188] Référence au meurtre de Pélias, exécuté par Médée mais qui sert la vengeance de Jason. C’est d’ailleurs l’argument qu’avance ensuite Médée : le crime ayant profité à Jason, il en est le vrai coupable.

MedéeMédée

645Par moi Pelie est mort, mais Jason est coupable :

Celui fait le péché qui le sent profitable.


--- 23 ---
 

Mais di dis-moi, ô Creon, me vint-il jamais gain

De tant d’actes cruels que j’ai faits de ma main ?

Sinon que j’ai tou-jours, ô folefolle prétandueprétendue,

650Voulu gaignergagner celui par qui je suis perdue.

CreonCréon

Tes mots emmiellés n’auront pas le creditcrédit

De faire, que par euseux, je revoquerévoque mon dit.

Je te commande encor’, que te mettes en voîevoie 189[189] en route. ,

Et que dans mon paîspays jamais on ne te voïevoie.

MedéeMédée

655Tu m’es tenu 190[190] redevable. , CreonCréon, et pour juste loïerloyer 191[191] récompense. ,

Hors d’ici, sans secours, tu me veusveux envoïerenvoyer.

Ren Rends-moi mon conducteur 192[192] Jason. , encor 193[193] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. qu’il me dédaigne;

Qui m’a conduitteconduite ici au retour m’accompaigne 194[194] Nous conservons cette forme pour la rime. .

CreonCréon

Je te suis donc tenu? Mais viença donc 195[195] Nous dirions "tiens donc". , di dis-moi,

660MedéeMédée, en quel moïenmoyen suis-je tenu à toi?

MedéeMédée

Tous les Heroës 196[196] Nous laissons cette forme nécessaire pour le compte syllabique. GrécsGrecs, que la Toison dorée,

De tant d’hommes hardis à l’envi désirée.

Fît mettre sur la mer, ne fussent retournés,

Sans mon secours, au lieu auquel ils estoientétaient nés.

665Ores 197[197] Maintenant. , par mon moïenmoyen, la fleur de la noblesse

Et la race des DieusDieux, trionfetriomphe dans la GreceGrèce.

Ni les frères jumeausjumeaux 198[198] Castor et Pollux. , ni Lince cler-voïantclairvoyant,

Ni celui qui vang’a Phinée larmoïantlarmoyant 199[199] Référence à Calaïs ou Zétès, fils de Borée, qui délivrent Phinée des Harpies durant l’expédition. ,

Ni celui qui du son de sa jasarde 200[200] bavarde. Lirelyre

670Les touffues forétsforêts et les pierres attire, 201[201] Orphée, dont la lyre charme la nature.

Ni tous les Miniens 202[202] Beaucoup des Argonautes, dont Jason, descendent de Minyas. , sans avoir mon support 203[203] soutien, aide. ,

Ne fussent revenus en GreceGrèce prandreprendre port.

Je me taitais de Jason, car toute l’autre bande

Comme vôtre, prenésprenez, cetuicelui 204[204] Il faudrait "celui-là". seul je demande.


--- 24 ---
 

675VoiVois maintenant, CreonCréon, en quoi j’ai peupu pecherpécher

Et ne l’ai pas voulu ; or me vienviens reprocher

Tout ce que tu voudras : un seul point je confesse,

C’est, que par moi Argon 205[205] Argo, le navire des Argonautes. Médée admet donc, pour tout crime, avoir sauvé les Argonautes. est reflotée en GreceGrèce.

CreonCréon

Ni vertu, ni honneur, te fît les secourir,

680Mais l’impudiq’ 206[206] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. amour qui te faisoitfaisait mourir.

MedéeMédée

FainFeins 207[207] Imagine. , que je n’eusse point aimé Jason : la GreceGrèce

N’euteût jamais recouvré sa plus grande noblesse,

MêmesMême sans mon amour, ce tien gendre nouveau

Eût été devoré du pié-d’arainpied d’airain toreautaureau 208[208] Référence à une épreuve imposée par Eétès pour obtenir la toison d’or (labourer une terre avec un taureau aux sabots d’airain et crachant du feu), contre lequel Médée a fourni un baume magique. .

685AvienneAdvienne que pourra, je ne suis point marrie 209[209] triste, contrariée.

Que de moi telle gent ait estéété favorie 210[210] Nous laissons la terminaison pour la rime. .

VoiVois la force d’Amour, voivois le bien que j’ai fait,

Et compare les deusdeux avéques 211[211] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques. mon forfait,

Et contrebalançant le bien avec le vice,

690FaiFais moi, à tout le moins, equitableéquitable justice.

Je ne veusveux pas nier qu’il n’iy ait faute en moi,

Je ne veusveux point aussi m’excuser devant toi,

SeulemantSeulement je te veusveux prier par la Fortune,

Qui n’est pas moins ausaux Rois qu’ausaux plus petispetits commune,

695Puis quePuisque de ce lieu-ci il me faut étranger 212[212] partir. ,

Que tu m’ottroîeoctroies ailleurs un lieu pour me loger :

Ce n’est pas grand’ faveur, Roi, je ne te demande

Ou palais, ou chasteauschâteaux, ou quelque ville grande,

Cela ne veusveux-je point : seulemantseulement donne-moi

700En ta terre, à ton choischoix, une place à requoi 213[213] à l’écart, à l’abri. .

CreonCréon

Bien que je soîe 214[214] Nous maintenons cette forme pour des raisons syllabiques. Roi, pourtant le miserablemisérable

Ne m’a trouvé encor autre que pitoîablepitoyable :


--- 25 ---
 

Jason en est têmointémoin, et maint autre affligé,

Que j’ai en ses mal-heurs mainte-maintes fois soulagé,

705Quand son mal ne venoitvenait d’une achoisonoccasion méchante,

Mais des effétseffets douteus de Fortune inconstante :

Mais toi, qui de poisons, et de meurtrier 215[215] À lire, conformément à l’usage de l’époque, en deux syllabes : meur-trier. pechépéché

As ja 216[216] déjà. la plus grand part de la GreceGrèce taché,

Qui tes meurtrieresmeurtrières 217[217] À lire en trois syllabes : meur-trie-res. mains et ta brutale audace

710As impiteusement emploïéemployé sur ta race,

Va, va chercher pitié, va chercher autres lieuslieux,

Et là de tes beausbeaux arsarts importune les DieusDieux.

MedéeMédée

Où irai-je, CreonCréon, sans aucune conduitteconduite,

Pauvre, seulleseule, éplorée ? où prendrai-je la fuittefuite?

715Bons DieusDieux! qui eût pensé qu’une fille de Roi

PeûtPût quelque-fois 218[218] un jour. tomber en un tel desarroidésarroi ?

OÔ riche Toison d’or, du Dragon mal gardée,

OÔ Fortune, ô Amour, ô Jason, ô MedéeMédée,

OÔ Junon, ô HimenHymen 219[219] mariage. , ô promesses, ô foi!

CreonCréon

720C’est trop parlé, qu’on vuidevide 220[220] Qu’on quitte les lieux. .

MedéeMédée

Au moins ottroie octroie-moi

Que mes fizfils innocensinnocents vivent avec leur perepère.

Le fizfils ne doit souffrir pour le mal de la meremère.

CreonCréon

Va, je les retiendrai.

MedéeMédéeMédée

OÔ Roi plein de pitié,

Encor 221[221] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. je te suplisuppli[e], par la même amitié

725De ta fille et Jason, qu’un seul jour tu m’ottroîeoctroies

Pour prevoirprévoir à mon fait, ains que 222[222] avant de. me mettre en voîevoie 223[223] en route. .

Ainsi puisses-tu voir prospererprospérer tes amis

Et tout malheur tomber dessus 224[224] sur. tes ennemis.

CreonCréon

Pour brasser quelque mal tu quiers 225[225] requiers, demandes. cestcet avantage.


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MedéeMédée

730Pour faire quelque mal faut du tanstemps d’avantagedavantage 226[226] il faut davantage de temps. .

CreonCréon

Qui pretantprétend faire mal n’a jamais peu de tanstemps

ToutesfoisToutefois pour ce jour faifais ce que tu pretansprétends :

Mais premier que 227[227] avant que. demain la matinallematinale Aurore

De jaune rougissant le Ciel bleu recolore,

735Va-t’en, et de danger delivredélivre cette place.

Je le didis, je le veusveux, et me plaît qu’on le facefasse. 228[228] Formule qui prend des allures officielles et qui signe la fin du dialogue entre Créon et Médée. Créon a donc cédé à la demande de la Corinthienne, tout en comprenant le risque encouru. De fait, le monologue de Médée qui suit révèle qu’elle a manipulé Créon pour pouvoir se venger.

MedéeMédée 229[229] Créon sort, et Médée reste seule.

Donques 230[230] Nous conservons la forme longue pour des raisons métriques, pour cette occurrence et les suivantes. En l’état, ce vers comporte 13 syllabes : il serait préférable de lire "doncq" sur la deuxième occurrence, comme c’est le cas de l’édition de 1575. je m’en irai ? donques vivra sans danger

Ce déloîaldéloyal Jason ? donques sans me ranger

Je m’en irai ainsi ? et Glauque glorieuse

740Prendra heur de celui qui me fait malheureuse 231[231] Tirera son bonheur de celui qui me rend malheureuse. !

Non, je m’en vangeraivengerai, je ferai que la GreceGrèce

ConnoitraConnaîtra combien peut Médée vangeressevengeresse.

EusseEussé-je bien prié ce tirantyran inhumain,

EusseEussé-je bien voulu le toucher main à main,

745N’eût été sous espoir d’avoir loisible espace

De me vangervenger de lui, et de toute sa race.

Sus donq’, MedéeMédée, sus, repranreprends tous tes esprisesprits,

Pratique maintenant ce que tu as aprisappris,

Recherche les secrétssecrets de la sainctesainte sciancescience

750Dont tu as mainte-maintes fois fait mainte experianceexpérience :

FaiFais que de ton malheur, et ton triste fuir 232[232] Verbe substantivé, ta triste fuite.

Nul de tes ennemis se puisse réjouir.

N’as-tu pas autresfoisautrefois arrêté la carrierecarrière

Des fleuves ondoïansondoyants? n’as-tu pas en arrierearrière

755Détourné maintes- fois tous les celestescélestes cours ?

N’as-tu sauvé Jason par ton magiq’ 233[233] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. secours,

Charmant les ïeusyeux veillansveillant par ton remâché carme 234[234] remâché : ruminé ; carme : vers.

Et armant contre soi le Terre-né gendarme 235[235] soldat. .


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N’as-tu pas maintesfoismaintes fois par tes vers murmurés

760Tiré des monumansmonuments 236[236] Des monuments funèbres. les esprisesprits conjurés ?

C’est trop peu que cela ; ce sont faits de pucelle :

Tu ne savoissavais pour lors que c’est 237[237] ce que c’est. d’être cruelle :

Hausse-toi maintenant 238[238] Nouvelle insistance sur le "maintenant" qui fonde le moment tragique. , horrible ta fureur ;

Tes faits 239[239] Que tes faits. facentfassent ausaux Dieus et ausaux hommes horreur. 240[240] Médée sort, le choeur passe sur le devant de la scène.

Le Choeur

765Tou-jours le vantvent tempêtant

Sur la mer AEgée 241[241] Egée est encore vivant au moment de l’histoire de Médée, si bien qu’en théorie, la mer Egée n’a pas encore ce nom.

Ne va l’onde tourmantanttourmentant

De rage enragée :

 

Et de l’eau fierefière l’effort

770Qui tansetance sa rive

N’empêche tou-jours qu’au port

La barque n’arrive.

 

Mais la tranquilité suit

En son rancrang l’orage,

775Et tou-jours sur Mer ne bruit

La vanteuseventeuse rage.

 

Le Jour chassé de la Nuit

Fait place à la Lune,

Puis encor le Soleil luit

780Chassant la Nuit brune.

 

Sous le Ciel les choses sont

Toutes inconstantes,

Et par rancrang vont et revont

Leur ordre chang’anteschangeantes 242[242] Nous utiliserions le gérondif "changeant", mais nous conservons l’accord pour la rime. .

 

785Mais, Médée, ta rigueur

Constante demeure,


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Et prantprend nouvelle vigueur

Croissant d’heure en heure.

 

Comme famefemme insensée,

790De corps ni de pensée

Elle ne prantprend repos ;

Forcenée de rage,

Soi-même ell’ 243[243] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. s’acourage

Par ses mal-sains propos.

 

795OÔ que je craincrains que la furie,

Ains 244[244] Avant. qu’elle soit d’ici partie,

Au Roi CreonCréon facefasse santirsentir,

Et à sa fille, et à son gendre,

De leurs outrageusoutrageux entreprandreentreprendre 245[245] Verbe substantivé (leurs entreprises outrageuses).

800Un miserablemisérable repentir.

 

Fin.

Acte IIII

La Nourice

DieusDieux, qu’est ceci ! voulés Voulez-vous point cesser ?

Voulés Voulez-vous point ces propos delaisserdélaisser ?

Quelle fureur, quelle manie 246[246] folie. extrême,

Quel desespoirdésespoir vous met hors de vous-même ?

805LâsLas, ces soupirs, ces arrachés sanglossanglots,

Témoins certains du deuldeuil 247[247] souffrance. au coeur enclos,

Et ce marcher 248[248] Verbe substantivé : cette démarche. d’une hâtée alleureallure,

Ces ïeusyeux ardansardents, et cette cheveleurechevelure

Effraïément 249[249] Effroyablement. Nous conservons la forme ancienne pour le décompte syllabique. hérissée, et ce front

810Que vozvos courrouscourroux ainsi refrongnerrenfrogner font,


--- 29 ---
 

Menacent fort : tout cela m’épouvante,

Tant j’ai grand peur que le malheur s’augmanteaugmente. 250[250] Nouveau portrait de la fureur de Médée.

Que voulésvoulez-vous? que sert tant se douloir 251[251] à quoi sert de se faire souffrir. ,

Quand par douleur on ne peut mieusmieux valoir ?

815CessésCessez, MedéeMédée, et de vôtrevotre courage

D’orenavantDorénavant étrangésétrangez cette rage.

MedéeMédée

Cesser, cherechère Nourrice ? avant les luisansluisants jours

Deviendront noires nuisnuits, et les celestescélestes cours

On verra se changer : avant des eauseaux la course

820On verra roidementraidement retourner vers sa source :

Avant la Mer sera sans poissons, et sans eauseaux,

Et ne souffrira plus le voguer 252[252] Verbe substantivé. des bateausbateaux :

Avant le feu et l’eau ne seront plus contraires :

Avant les vrais amis deviendront aversairesadversaires,

825Avant tout l’univers son ordre changera,

Et ce qui est possible impossible sera,

Que j’oublie le ton et la cruelle injure

De Creon, Roi cruel, et de Jason perjureparjure. 253[253] Médée use ici de la figure classique de l’adynaton, la figure des impossibles, pour dissiper les illusions de la Nourrice sur la possibilité d’un dénouement favorable.

Quel ScilleScylla, quel CaribdeCharybde 254[254] Deux monstres marins de la mythologie grecque que les Argonautes ont rencontrés, Scylla étant un rocher et Charybde un tourbillon d’eau. , et quel gouffre profond

830Engloutissant les eauseaux qui bouillonnent en rond,

Et quel AetneEtna 255[255] Etna, le volcan des forges de Vulcain. brullantbrûlant, pourroïentpourraient devorerdévorer l’ire 256[256] colère.

Qui de mes ennemis la vang’ancevengeance desiredésire ?

Le roideraide cours des eauseaux, ni le feu allumé,

Quand par le soufflement 257[257] souffle. des vansvents est animé,

835Ni le TansTemps devorantdévorant, qui à soi tout attire,

Ne me pourroïentpourraient ôter la rage qui m’empire.

Bref, je me veusveux vangervenger : je veuveux ruiner tout 258[258] Comparer cette volonté de "ruiner tout" au récit final du messager. :

Je veuveux que mon savoir soit connu à ce coup.

Je ne puis plus celer 259[259] cacher. le mal qui m’époinçonne,

840Et l’échauffé courrouscourroux qui dans mon coeur bouillonne. 260[260] La rage de Médée doit se traduire par un spectacle vu par tous. Sur ce point voir notamment Norman Doiron, « Médée ou la naissance de la sorcellerie. La tragédie oubliée de La Péruse », dans Revue d’histoire du théâtre, 2013-2, n°258, p. 217-235.


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La Nourrice

Or gardésgardez bien qu’en vous voulant vangervenger

Ne vous mettiésmettiez vous-mêmes en danger.

Mais voivois-je pas Jason ? 261[261] Jason entre.

MedéeMédée

C’est lui, cherechère Nourrice,

Le traitretraître vient vers nous pour farder 262[262] masquer. sa malice.

845Que cherches-tu, Jason ? viens-tu ici pour voir

Celle que par ta faute on met au desespoirdésespoir ?

Jason

Médée, ton courrouscourroux et ton hautain courage 263[263] Ton coeur orgueilleux.

Ne t’ont pas seulemantseulement ici porté dommage :

Mais maintefoismaintes fois ailleurs : Je ne le didis pour moi,

850Qui ne te puis haïr ; je le didis pour le Roi,

Que tes propos cruels ont irrité en sorte

Que, sans l’amour de moi, tu fusses déja morte.

Donc, si tu as du mal, tu l’as bien mérité :

FollemantFollement du sugetsujet est son Prince irrité.

MedéeMédée

855OÔ méchant déloïaldéloyal, coeur rempli de faintisefeintise 264[264] mensonge, fausseté. ,

EsseEst-ce la loïautéloyauté que tu m’avoisavais promise ?

As-tu bien eu le coeur, perjureparjure, de laisser

Celle par qui tu vis ? as-tu osé panserpenser

Un si lâche forfait ? as-tu eu le courage

860De violer les droits du sacré mariage ?

Sont-ce les propos fainsfeints qu’en Colches 265[265] Colchide, région d’origine de Médée. me tenoistenais,

Quand, malheureuse, las ! le moïenmoyen t’aprenoisapprenais 266[266] Je t’apprenais (omission du pronom).

D’aqueriracquérir la toison, aimant trop mieusmieux te suivre

Qu’avéqueavecque 267[267] Nous conservons cette forme pour le compte syllabique. mes parents honorablement vivre ? 268[268] L’idée du mensonge de Jason, sur laquelle La Péruse insiste plus que ses sources, contribue à justifier les crimes de Médée. Voir par exemple Alessandra PREDA, « La juste colère. Autour de la Médée de Jean-Bastier de La Péruse », Atlante. Revue d’études romanes, n°9, automne 2018, p. 163-178.

Jason

865Ne me reproche plus les biens que tu m’as faisfaits,

Si tu ne veusveux ouîrouïr raconter tes forfaisforfaits.


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MedéeMédée

Ha, méchant, les forfaisforfaits me rendent miserablemisérable :

Mais tu en es aussi, et plus que moi, coupable :

Je les ai faits pour toi, tu en as le plaisir,

870Et j’en ai le reproche, et j’en ai déplaisir. 269[269] Difficile question de la responsabilité : le criminel est-il celui qui exécute le crime ou celui à qui il profite ?

Bien doidois-je détester la funebrefunèbre lumierelumière

Qui à mes tristes ïeusyeux te montra la premierepremière.

Jason

Médée, il n’est pas tanstemps de parler longuemantlonguement,

Mais il te faut pourvoir à ton departemant 270[270] départ : nous maintenons cette forme pour le décompte syllabique, tout comme au vers suivant. .

MedéeMédée

875De mon departemant point ne faut que te chaille 271[271] Il ne faut pas que tu te préoccupes de mon départ. ,

J’iy pourvoiroipourvoirai assésassez avant que je m’en aille.

Jason

Encore je te pri’ 272[272] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. , Médée 273[273] Prononcer Mé-dé-e. , de laisser

Ce courrouscourroux et ce deuldeuil 274[274] souffrance. , et à ton fait panserpenser.

MedéeMédée

Mais pense à toi, Jason, et encor 275[275] Apocope nécessaire pour le décompte syllabique. te souvienne

880Du Dragon non-dormant, gardant la riche laine 276[276] La toison d’or était gardée par un dragon. :

PansePense encore, Jason, et métsmets devant tes ïeusyeux

Du taureau pié-d’arainpied d’airain 277[277] Référence à une épreuve imposée par Eétès pour obtenir la toison d’or (labourer une terre avec un taureau aux sabots d’airain et crachant du feu, contre lequel Médée a fourni un baume magique). le regard furieusfurieux :

Et faifais que dans ton coeur encore soit emprainteempreinte,

Ainsi qu’elle fut lors, la fraïeurfrayeur et la crainte,

885Qui saisit tes esprisesprits, quand des sillons semés

Nâquirent promptement mille freresfrères armés 278[278] D’après la légende des Argonautes, des soldats naissent de la terre semée des dents du dragon. :

Lesquels incontinantincontinent 279[279] juste après. estreêtre partis de terre,

Firent, par mon moïenmoyen, l’un contre l’autre guerre.

Et pansepense encore au gain de la riche toison

890Que par moi tu conquis ; pansepense encore Jason

À la cruelle mort d’Absirte 280[280] Nouvelle référence au frère que Médée a cruellement assassiné pour aider les Argonautes. : et encor 281[281] Apocope nécessaire pour le décompte syllabique. pansepense

Au Roi qui, sous espoir de r’entrerrentrer en jouvancejouvence,

Fut miserablementmisérablement par ses filles recuit 282[282] Nouvelle référence à Pélias, que, sur le conseil de Médée, ses filles font bouillir, pensant le rajeunir. :


--- 32 ---
 

PansePense encore à beaucoup ausquelsauxquels mon art a nuitnui,

895Pour toi tant- seulement. Ore 283[283] Maintenant. pour recompanserécompense,

Tu as, me dédaignant, fait nouvelle alliance.

Ores je m’en irai : car, pour m’infortuner

Ce n’est assésassez de toi me voir abandonner :

Il faut pour m’achever qu’encore sans conduite,

900OÔ miserablemisérable moi ! d’ici je prêneprenne fuite.

Jason

Puis qu’ainsi plaît au Roi, il le faut vraimantvraiment. 284[284] Le vers est faux : il faut peut-être lire "vrayement", comme dans l’édition de 1575.

J’en suis marri 285[285] contrarié. ; mais quoi ? ce n’est injustemantinjustement,

Tu l’as bien mérité. C’est par trop grande audace

De menacer ainsi et le Roi et sa race.

905DiDis moi tant- seulement dequoide quoi auras besoin,

Afin que d’en fournir ore je preneprenne soin.

MedéeMédée

Je ne veuveux rien qu’un point. Sans plus, faifais que je donne

À ta nouvelle épouse une riche couronne,

Qui jadis du Soleil le chef doré orna,

910Puis à son aimé fizfils mon père la donna : 286[286] "Mon père" est une apposition à "son aimé fils" et donc le complément d’objet indirect du verbe "donner" : Éetès, père de Médée, est en effet le fils du Soleil.

AffinAfin que desormaisdésormais de moi il lui souvienne,

Et noznos pauvres enfansenfants comme siens elle tienne.

Jason

Cela me plaît trébientrès bien, et à ce 287[287] ceci. j’aperçoiaperçois

Que ton courroux s’appaise : or sache que le Roi

915Le trouvera fort bon. Si tu m’en crois, Médée,

FaiFais que par noznos enfansenfants elle soit presentée. 288[288] Jason sort, Médée reste seule.

MedéeMédée

, seule. 289[289] Il s’agit ici de la seule indication dramaturgique de la pièce.

Or 290[290] Maintenant. ai-je le moîenmoyen de me vangervenger du tort

Que l’on m’a fait : or puis-je ensemble mettre à mort

Le Roi et Glauque aussi : Quant est de mon perjureparjure 291[291] Jason. ,

920L’heure assésassez tôt viendra que sa pénepeine il endure.

Mais pour son beau parti 292[292] Glauque, sa promise. , j’enclorroienclorai dedans l’or


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Du sang de Nesse 293[293] Nessus ou Nessos, centaure. D’après les Métamorphoses (IX), Nessus tente d’enlever Déjanire, mais il est blessé par Hercule d’une flèche empoisonnée au sang de l’Hydre de Lerne. Avant de mourir, Nessus confie à Déjanire sa tunique ensanglantée, prétendant qu’elle permettra de renforcer l’amour d’Hercule. Bien sûr, la tunique brûle Hercule et le tue. même, et enclorroienclorai encor 294[294] Nous maintenons l’apocope pour la rime.

Au dedans du presantprésent, de la brullantebrûlante alénehaleine

Du taureau souffle-feu, que j’arrachai à pénepeine

925De son gosier ardantardent, quand ce traître Jason

Eut, par mon art, conquis la Colchique toison.

Puis par mon art magic 295[295] Nous maintenons l’apocope pour le compte syllabique. (qui, si onc 296[296] si jamais. , à cette heure

Au besoin m’aidera), toi la noire demeure

De l’Averne profond 297[297] les enfers. , et vous les hautains CieusCieux,

930Ensemble appellerai 298[298] j’appellerai. d’un cri tout furieusfurieux.

Là, si onques jamais, ô lumière nocturne,

Là je t’invoquerai sou’sous l’horreur taciturne,

Et toute échevelée, et aïantayant les piéspieds nus,

Par les travers secrétssecrets des bois les plus fueillusfeuillus

935Je courrai grommellantgrommelant, et appellant sans cesse,

De suite, tes trois noms : tu m’oirras, ma Déesse 299[299] Apostrophe à Hécate-Diane, déesse triple, de la lune, de la chasse et des enfers. ,

Et de mes cris ouïs signe me donneras,

Quand soudain en palleurpâleur ta clarté changeras.

Ainsi ce don cruel je charmerai de sorte,

940Que quiconque premier dessus son chef le porte

Sera soudain brullébrûlé, et qui s’approchera

Pour lui donner secours, encore brullerabrûlera :

Plus on iy getterajettera son elementélément contraire

Plus il s’enflameraenflammera. De ma belle aversaireadversaire

945Je serai donc vangéevengée. Allons, Médée, allons,

Importunons le Ciel, tout l’Enfer appellons.

Et vous enfansenfants mal- nés, la couronne mortelle

De ma part porterésporterez à l’épouse nouvelle. 300[300] Médée sort.

Le Choeur 301[301] Ce chant du choeur est constitué d’une ode à la Défiance, qui, d’après Phillip John Usher, peut s’appliquer à tous les personnages, lesquels manquent tous de prudence – d’ailleurs, la fin du chant incite à se méfier des Grecs, tout en avertissant Glauque de la tromperie de Médée. Voir Phillip John Usher, « Prudency and the Inefficacy of Language : Re-politicizing Jean de La Péruse’s Médée (1553) », dans MLN, Volume 128, N°4, septembre 2013, p. 868-880.

Quand la regrétableregrettable EquitéÉquité,

950Ce monde ingrat aiantayant quitté,

En la sainte montaignemontagne 302[302] L’Olympe.


--- 34 ---
 

La dernieredernière des DieusDieux vola,

Avéques 303[303] Nous maintenons cette forme pour des raisons métriques. elle s’en alla

La Sagesse compagne.

 

955Depuis (comme maugrémalgré la Nuit

Du vice aveuglant, qui nous suit,

L’Esprit suivant son esme 304[304] projet. ,

Lui beau cherche ce qui est beau)

Maints ont emploïéemployé leur cerveau

960À chercher elle-même.

 

Mais ne pouvanspouvant plus trouver rien,

En ce bas être, d’un tel bien,

Qu’une ombre manteressementeresse,

ChâcunChacun s’est feint à son plaisir,

965Comme l’a mené son désir,

Une propre Sagesse.

 

Or cetuicelui-là, sussur le Souci,

SusSur la Liberté cetuicelui-ci,

La Sagesse aura mise :

970QuelcunQuelqu’un pour bien dissimuler,

Quelque autre pour amonceler

Les biens que châcunchacun prise.

 

Avéque 305[305] Nous maintenons cette forme pour des raisons métriques. ceusceux s’arangeraarrangera

Que sages l’on estimera :

975Mais, si de la PrudancePrudence

Il nous reste encor’ quelque peu,

Tout à toi je l’estime deu 306[306] Dû (nous maintenons la forme pour la rime). ,

OÔ sage DeffianceDéfiance.

 

HeureusHeureux qui t’a seusu embrasser,

980Et que tu as daigné dresser


--- 35 ---
 

Sous ta seuresûre conduite :

Il n’a veuvu sussur son chef muni

Tomber de son traitretraître ennemi

La tempête dépite.

 

985Mais qui sans la guide de toi 307[307] Sans ta conduite. ,

Trop simple, et peu songneussoigneux de soi,

A bien eu esperanceespérance

De pouvoir trouver ici bas

La foi, qui ores n’iy est pas,

990A trouvé repentance.

 

Sans toi le guerrier paresseusparesseux,

S’assommant au soir ocieusocieux 308[308] consacré au loisir. ,

Avant que l’avoir veüevue,

Sent bien souvantsouvent de l’ennemi

995Dedans son gosier endormi

Entrer l’arme pointue.

 

Sans toi, par l’infameinfâme poison 309[309] Mot féminin. ,

Dans quelque envieuse maison,

Mêlée ausau dousdoux bruvagebreuvage,

1000Souvent voit devenir plus courscourts,

Qu’il n’étoitétait ordonné, ses jours,

Le banqueteur peu sage.

 

Mais avec toi le fin guerrier,

De l’espion avanturieraventurier

1005Trompe l’attanteattente vaine :

Mais avéque 310[310] Nous maintenons cette forme pour le compte syllabique. toi, l’hôte seur 311[311] Sûr (nous conservons la forme pour la rime). ,

De l’execrableexécrable bouconneur 312[312] Empoisonneur.

Rompt l’emprise 313[313] entreprise. mal-saine.

 

Si le peu caut 314[314] prudent. EpimethéEpiméthée 315[315] À l’inverse de Prométhée (qui réfléchit avant, "pro"), Epiméthée pense après ("epi") et accepte en don des dieux Pandore, la première femme, qui, poussée par la curiosité, ouvre la boîte permettant au mal de gagner le monde des humains.


--- 36 ---
 

1010Couvert de ton aile eût été,

Quand l’infetteinfecte Pandore

Enfarcina ce monde bas

Des pestes, qui jusqu’au trépas

Nous aguettent encore :

 

1015La fievrefièvre au maintien tremblotant,

N’iroitirait point ainsi demantantdémentant

Du jeune homme malade

L’âge abandonnant sa vigueur,

D’un gris cheveu, d’une maigreur,

1020Et d’une couleur fade.

 

La tarde 316[316] Lente. goutegoutte ne feroitferait

Qu’en un foïerfoyer s’assoupiroitassoupirait

La force abatardieabâtardie

Du soldartsoldat, dont l’horrible bras

1025Seul eût peu foudroïerfoudroyer -bas

Mainte presse ennemie.

 

Trop constante alors tu suivis

Promethé 317[317] Nous conservons cette forme pour le compte syllabique. du plus sage avis,

De qui ne valut guereguère

1030Vers toi, de son frerefrère aller voir,

Ni vers lui, de te recevoir,

L’importune priereprière.

 

Il eut donc fiance 318[318] confiance. au maintien

Du TuargeTue-Arge Cyllenien 319[319] Mercure, tueur d’Argus et honoré sur le Cyllène, montagne d’Arcadie où il serait né. ,

1035Par qui la Tout-donnée

Des DieusDieux, pour nous donner tout mal

SoubsSous un visage liberallibéral,

Lui étoitétait amenée. 320[320] Pandore, donnée par les dieux à Epiméthée et source de tout mal.



--- 37 ---
 

Quelle simplesse 321[321] simplicité (entendue négativement). de pouvoir,

1040Quelle folie de vouloir

Croire en la sainte mine

Des hommes, qui jamais au front

Ne vont écrivant ce qu’ils ont

Caché dans la poitrine.

 

1045Mais par sus tous 322[322] Par dessus tout. est évantééventé,

Mais par sus tous a meritémérité

Qu’on l’écrive au long rolle

Des sots, qui de son malveillant

Peut accepter le fausfaux-semblant

1050Et la GréqueGrecque parolleparole.

 

Fille à CreonCréon, si tu m’en croi’crois,

Le don, bien que beau, ne reçoi’reçois

De la main ennemie :

De crainte que ne soit caché

1055Le Serpent de venin taché

DessoubsDessous l’herbe fleurie.

 

Fin.

Acte V

Le Messager

Mon Dieu, tout est perdu.

Le Choeur

Qu’a cet homme éperdu ?

Le Messager

Un nouveau feu charmé, cruellemantcruellement devoredévore,

1060Ains 323[323] Plutôt. a ja 324[324] déjà. devoré, Glauque, et son perepère encore,

Avec tout leur palais.

Le Choeur

Quel feu, mon Dieu, comment ?


--- 38 ---
 

Le Messager

Je vous le conterai, mais que premierementpremièrement,

Mes esprisesprits égarés par la fraïeurfrayeur soudaine

RevenansRevenant dedans moi, j’aïeaie repris alainehaleine.

Le Choeur

1065Bien a deu t’époüanterépouvanter

De voir un cas si hideushideux,

VeuVu que le seul raconter 325[325] Verbe substantivé (le simple récit).

Nous dresse ja 326[326] déjà. les cheveuscheveux.

Le Messager

Or sachéssachez donc, que déja la journée

1070Proche avenoitadvenait, qu’on avoitavait ordonnée

À la Colchide 327[327] Le jour où la Colchidienne devait fuir approchait. , affinafin de s’en fuirenfuir,

Lors que voici ses deusdeux enfansenfants venir

Devers la fille à Creon, pour lui faire

Le riche don, de la part de leur meremère.

1075Ne saisais commantcomment, alors que contre nous

Le Destin tachetâche exercer son courrouscourroux,

Quelque DaimonDémon tou-jours nous ammonêteadmonête 328[328] La forme correcte en français moderne serait "admoneste", mais elle empêche la rime.

Taisiblement 329[329] Silencieusement. de la proche tempête :

Comme si Glauque eusteût conneuconnu que mortelle

1080Lui eût été cette couronne belle,

El’ 330[330] Apocope nécessaire au compte sylabbique. la refuse, et, se tournant, montroitmontrait

AssésAssez combien tel don peu lui plaisoitplaisait.

En finEnfin, Jason, : «OtésÔtez, dit-il, m’amie,

Tous ces dédains, et ne soiéssoyez marrie 331[331] triste, contrariée.

1085Si tous ceus ceux-là qui de moi sont cherischéris,

Je veusveux de vous estreêtre aussi favoris.

RecevésRecevez donc ce don que vous veut faire

La mienemienne race 332[332] mes enfants. , et envers vôtrevotre perepère

Faites pour euseux, pour les recompanserrécompenser,

1090Que hors d’ici ne les vueilleveuille chasser.» 333[333] Faites en sorte que votre père ne les chasse pas pour les récompenser de ce don.


--- 39 ---
 

De son épousépoux les propos l’ont émuëémue,

Et retournant sa plus amiableaimable veuëvue

Vers les enfansenfants, plus gratieusemantgracieusement

Les recuillitrecueillit, tant que non seulemantseulement

1095Elle receutreçut ce beau don, mais encore

Aussi soudain son chef 334[334] sa tête. blond en decoredécore.

TantostTantôt après, mignardée au regard

D’un miroërmiroir 335[335] À prononcer en 3 syllabes. , par maint geste mignard,

Pompante ainsi d’une honteuse gloire,

1100Par le Palais, traçoittraçait ses pas d’ivoire,

Se promenant, et or’ d’un petit clin

JettoitJetait ses ïeusyeux dessus son col marbrin 336[336] Sur son cou blanc comme marbre. ,

Or regardoitregardait de son gentil corsage,

Pour façonner ses pas, l’ombre volage. 337[337] Glauque est ici caractérisée par une certaine vanité.

1105Mais, hé, mon Dieu ! que tout ce beau deduit 338[338] plaisir.

Un cas hideushideux, un cas horrible ensuit :

Car tout soudain, tout soudain la pauvrette,

Chang’antChangeant couleur, et devenant muette.

TramblantTremblant la tête, et regrinssantregrinçant les dents,

1110DeçaDeçà, deladelà, tourna ses ïeusyeux ardensardents :

Et puis menant contre soi-même guerre,

Tout roidementraidement se lança contre terre.

Alors un feu dans son chef 339[339] sa tête. commançacommença

À s’allumer, qui guiereguère ne cessa

1115Qu’en tout le corps sa flameflamme eut épandue.

Dieu sçaitsait combien alors fut éperdue

Toute la CourtCour : l’un pour l’aider tâchoittâchait

S’en aprocherapprocher, et la toucher n’osoitosait,

L’autre crioitcriait, l’autre jettoitjetait des larmes,

1120L’autre couroitcourait annoncer ces alarmes

Au pauvre Roi, qui soudain acoureuaccouru


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Devers le lieu ; comme tout éperdu

Il l’aperceutaperçut, meumu d’amour paternelle 340[340] Amour est souvent féminin au XVIe siècle. ,

Pour l’embrasser vient se lancer sur elle,

1125Blâmant les DieusDieux, qui le privoîentprivaient ainsi

Sur ses vieusvieux ans, de son plus cher souci,

Et, détestant une mort si cruelle,

Mourir pourtant desiroitdésirait avec elle.

Le seul guerdon 341[341] Récompense. qu’a sa pitié receureçu,

1130C’est le trépas, car lors qulorsqu’il a voulu

Lever de là son corps d’âge débile 342[342] sens latin de fragilité physique. ,

Il l’a senti à la chair de sa fille

Être attaché d’un gluau 343[343] piège à oiseau qui fonctionne avec de la glu. malheureusmalheureux,

Par la vigueur du feu contagieuscontagieux :

1135Ainsi tous deusdeux en une même flameflamme

Se debatansdébattant, ils ont rendu leur ameâme.

Mais non contantcontent encore, s’éprenant

Plus fort ce feu, est allé forcenant

Par tous les lieuslieux du grand Palais, en sorte

1140Que ce n’est plus rien qu’une cendre morte

De ce qui fut n’aguerenaguère un Roi CreonCréon,

Glauque sa fille, et toute sa maison.

Le Choeur

Vraiment fille malheureuse,

Et perepère plus malheureusmalheureux,

1145Bien la Fortune envieuse

S’est moquée de vous deusdeux. 344[344] On peut supposer que le Messager quitte ici la scène, et peut-être que le Choeur se retire en fond de scène. Médée et la Nourrice entrent.

La Nourrice

FuiFuis-t’en d’ici, fuifuis-t’en, ma nourriture cherechère 345[345] Toi que j’ai nourrie, élevée. ,

FuiFuis-t’en, mais vitement, Glauque et le Roi son perepère

Et le Palais RoïalRoyal, sont déja tout en feu,

1150Pour le mortel presentprésent que de toi ils ont eu.


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MedéeMédée

Quoi fuir ? quand déja en fuite je seroïeserais

Pour voir de si beausbeaux jeusjeux encor je reviendroïereviendrais 346[346] Quand a un sens hypothétique : si j’étais partie, je reviendrais pour voir de si "beaux jeux". .

Ils sont donques 347[347] Nous conservons cette forme pour la métrique. brulésbrûlés, ô désirés propos :

J’aurai d’orenavantdorénavant en mon esprit repos.

1155On ne dira jamais, courageuse Médée,

Que sans te revangerrevenger un méchant t’ait blessée. 348[348] Que, sans que tu t’en vanges, un méchant t’ait blessée.

Que reste-il plus, sinon que massacrer les fizfils

Qu’avec ce déloïaldéloyal, malheureuse, je fis.

La Nourrice

DieusDieux immortels, avés avez-vous donc envie

1160De mettre à mort ceusceux qui par vous ont vie ?

MedéeMédée

 

Ils mourront, ils mourront, ton coeur est trop coüartcouard 349[349] lâche. .

Vrai est qu’ils sont mes fizfils, mais Jason iy a part.

Jupiter, qu’est ceci ? quels flambeausflambeaux noirs m’étonnent ?

Quelles rages d’Enfer de si près me talonnent ? 350[350] "Quant à La Péruse, il n’accorde à Médée aucune atténuation dans le crime, si ce n’est cependant un moment d’hallucination et de folie avant de le perpétrer, suivant en cela Sénèque ; mais Sénèque accorde à Médée ce moment de délibération véritablement pathétique, que La Péruse lui refuse." Françoise Charpentier, « Médée figure de la passion. D’Euripide à l’âge classique », dans Prémices et Floraison de l’Âge classique, mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, éd. B. Yon, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, 1995, p. 398.

1165Quels feusfeux, et quels fleausfléaux, quelle bande de nuit

Ainsi de toutes parts siflantesifflante me circuit 351[351] m’entoure. ?

Quel Serpent est ici ? quell’quelle horrible MegereMégère?

Quelle ombre démambréedémembrée? ha, ha, ha, c’est mon frerefrère,

Je le voivois, je l’entansentends, il veut prendre vang’ancevengeance

1170De moi, cruelle soeur, il veut punir l’outrance 352[352] outrage.

Que je lui fis à tort, il est ores recors 353[353] maintenant il se souvient.

Que trop bourrellemantbourrellement 354[354] trop cruellement. je demembraidémembrai son corps.

Non, non, mon frerefrère, non : voici ta recompanserécompense.

Jason, traitretraître, me fit te faire cestecette offanceoffense.

1175Voici, voici ses fizfils, renvoïerenvoie 355[355] Prononcer en deux syllabes : renvoi-e. les Furies,

RenvoïeRenvoie ces flambeausflambeaux, sans que tu m’injuries :

La main qui te meurdritmeurtrit même te vangera,

Pour mon frère tué, mon fizfils tué sera.

TienTiens donc, frerefrère, voici pour appaiserapaiser ton ire 356[356] ta colère. ,


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1180 Je t’offre corps pour corps. Je t’en vaivais l’un occire 357[357] tuer. . 358[358] Le premier infanticide a eu lieu ici. Comme l’a montré François Lecercle, La Péruse est le seul dramaturge moderne à suivre Sénèque en représentant sur scène l’infanticide, mais il réduit l’impact du second meurtre, qui procure à Médée, chez Sénèque, un plaisir assez ambigu (François Lecercle, « Médée et la passion mortifère », dans La poétique des passions à la Renaissance. Mélanges offerts à Françoise Charpentier, éd. F. Lecercle et S. Perrier, Paris : Champion, 2001, p. 239-255).

J’ai oüi quelque bruit, on nous vient courir sus 359[359] On entend Jason. ,

Nourrice, pranprends ce corps, allons, fuionsfuyons lassus 360[360] là-dessus, là-haut.

Au plus haut du logis. Que te servent ces larmes 361[361] Cet hémistiche donne des indications sur le jeu de la nourrice. ?

JaJason

Sus, sus, apresaprès, amis, sus châcunchacun coure ausaux armes !

1185AllonAllons, qu’on mette bas promptement la maison

Et qu’on vangevenge l’injure et l’enormeénorme poison.

MedéeMédée

Tous tes propos sont vains, tu ne me sauroissaurais nuire,

Car Phebe 362[362] Phébus, le soleil, grand-père paternel de Médée. mon aïeul me garde de ton ire 363[363] me protège de ta colère. :

Menace donc ton sousoûl, quand voudrai m’en aller 364[364] Quand je voudrai m’en aller. ,

1190Le chariot aeléailé me guindera 365[365] m’élèvera. par l’aërair.

TienTiens, voilà un des fizfils 366[366] Depuis le toit du logis, Médée jette à Jason le cadavre de son premier fils. .

Jason

L’autre au moins me demeure,

Ou je meure avec lui.

MedéeMédée

Sans toi je veusveux qu’il meure.

Jason

Qu’il vive, je te pri’ par celui même flanc

Qui le porta.

MedéeMédée

Non, non, il mourra, c’est ton sang.

Jason

1195Hélas ! moi malheureusmalheureux, malheureuse ma vie :

OÔ DieusDieux que vous avésavez dessus mon bien envie.

Qu’ai-je donques forfait ? quel est mon si grand tort ?

MedéeMédée

Tien, voilà l’autre fizfils 367[367] Même geste : Médée jette le second cadavre. . Or’ l’un et l’autre est mort,

Encore vivras-tu, mais proche est la journée

1200Qu’esaux ruines 368[368] Prononcer ru-i-nes. d’Argon t’atant ta destinée.

Tandis mon chariot en l’air m’emportera,

Et en ce triste espoir ton esprit languira,

Pauvre, seul, sans enfansenfants, sans beau pere-père et sans famefemme,

Qui aura desormais de fausfaux amant le blasmeblâme,

1205À l’exemple de toi se garde du danger

Par qui j’apranapprends mon sexe à se pouvoir vangervenger. 369[369] Ces derniers vers, qui ne proviennent pas des sources antiques, révèlent que l’histoire de Médée se comprend dans le cadre plus général de la Querelle des Femmes (voir Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », art. cit.). Faut-il prendre au premier degré cette invitation lancée aux spectatrices et cet avertissement destiné aux spectateurs ? Si La Péruse n’encourage probablement pas sérieusement les femmes à l’infanticide, il reste possible que cette affirmation de la puissance des femmes n’ait pas vocation à rester lettre morte. Voir sur ce point Nina Hugot « “J’apran mon sexe à se pouvoir vanger” : les leçons de Médée (La Péruse, sd) », dans Percées, numéro 5 : « Les mises en scène de la parole féminine (XVI-XVIIIe siècle), dir. L. Frappier, 2022. [URL : https://percees.uqam.ca/fr/article/japran-mon-sexe-se-pouvoir-vanger-les-lecons-de-medee-la-peruse-sd].

Fin de la MedéeMédée