Médée

par La Péruse Jean Bastier (de) (ca 1555)
 

Notes
 

LES PERSONNAGES

CREON LE CHOEUR JASON LE GOUVERNEUR LE MESSAGER LA NOURRICE MEDEE

ACTE PREMIER

Medee la Nourrice le Messager le choeur

MEDEE

DieuxDieus, qui avezavés le soin des lois de mariage1[1] Cette invocation des dieux du mariage, issue de Sénèque, acte le caractère conjugal de l’union de Médée et de Jason, pourtant contestable. Voir sur ce point BUSCA, Maurizio, « Autour de deux sources de la Médée de La Péruse : Ovide et George Buchanan traducteur d’Euripide », dans Michele Mastroianni (dir.), La tragédie et son modèle à l’époque de la Renaissance entre France, Italie et Espagne, Turin, Rosenberg et Sellier, 2015, p. 47-67.,

Vous aussi qui bridezbridés des vents émusvans émeus la rage,

Et quand libres vous plaîtplaist les lâcher sur la Mer,

Faites hideusement flots sur flots écumer :

5Dieu vengeurvangeur des forfaitsforfets, qui raidementroidement desserres2[2] lâches.

Sur le chef desdês méchantsméchans testês éclatantsesclatans tonnerres3[3] Il s’agit de Jupiter. ;

Dieu qui, chassant la nuit, testês clairs rayonsraïons épars

Dessus tout l’univers, luisantsluisans de toutes partspars4[4] Apollon, dieu du Soleil. :

Dieu des profondsprofons manoirs5[5] Hadès, dieu des enfers., toi, sa chèrechere rapine6[6] Son cher butin : Proserpine a été enlevée par Hadès aux enfers.,

10Coupable de mes mauxmaus, déesse Proserpine ;

Vous, ô DieuxDieus, que jura le parjureperjure Jason,

Par moi, méchante, hélashelas! seigneur de la Toison :

Je vous attesteateste7[7] prends à témoin. tous, tous, tous je vous appelleappele

Au spectacle piteuxpiteus8[8] Qui inspire la pitié. de ma juste querellequerele9[9] plainte..

15Et vous ombres d’Enfer, témoinstêmoins de mesmês secretssecréts,

OyezOîés ma triste voixvois, oyezoîès mes durs regretsregréts.

Furies, accourezacourés, et dans vosvoz mains sanglantes

Horriblement portezportés vosvoz torches noircissantes :

VenezVenés en tel état, tel’ horreur, tel émoi,

20Que vîntesvintes à l’accord de Jason et de moi :

Les yeuxîeus étincelantsétincelans, la monstreuse10[10] Nous maintenons cette forme pour le compte syllabique. crinièrecriniere

SifflanteSiflante sur le dos d’une horrible manièremaniere.

MettezMettés le déloyaldéloïal en si grande fureur



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Par vosvoz serpents-cheveuxserpens-cheveus que, vengeantvang’ant son erreur,

25Lui-mêmeLui même de ses mains bourrellementbourréllement11[11] Tel un bourreau. meurtrisse12[12] tue.

Ses filsfiz, le roi, sa femmefame, et que toujourstou-jours ce vice

Becquette ses poumons, sans qu’il puisse mourir :

Mais, par lieux inconnuslieus inconneus, enragémant courir,

Pauvre, banni, craintif, odieuxodieus, misérablemiserable,

30Ne trouvant homme seul qui lui soit favorable ;

Qu’il pensepanse en moi toujours, toujours cherche à m’avoir,

Et toutefoistoutesfois jamais il ne me puisse voir :

Mais tanttans plus il vivra, plus de mauxmaus il endure :

Encor13[13] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. sera cesera-ce peu pour punir telle injure.

35Ainsi comme inoüi est ce forfait ici,

Un inoüi tourmenttourmant il doit souffrir aussi.

[On peut supposer que la Nourrice n’est pas sur scène dès le début de la tirade de Médée, mais qu’elle entre durant celle-ci.]

LA NOURRICE

Mais que sert-il, ô cherechère nourriture14[14] Toi que j’ai nourrie, élevée.,

De rechercher15[15] De ressasser. par tant de fois l’injure

Que vous a fait ce déloyaldéloïal Jason ?

40Mais que sert-ilsert il rafraîchir l’occasionrafrêchir l’achoison,

Dure occasionachoison, qui tant d’ennui16[16] douleur. vous porte,

Et hors de vous, Medée, vous transporte,

Seigneuriant brusquement vos espritsespris17[17] Les esprits renvoient à la vision de la physiologie de l’époque : ils sont des fluides élaborés dans le cerveau et qui se diffusent ensuite dans tout le corps : leur action est à la fois physique et, dirions-nous, psychologiques, puisqu’ils fondent ensuite les émotions. ?

EspritsEspris, hélashelas! d’une fureur surpris,

45Fureur qui a dans votrevôtre fantaisiefantasie

Enraciné l’ardenteardante jalousie

Qui tant vous pointpoingt18[18] pique., qui cause la douleur,

Qui causera, aprèsaprês douleur, malheur,

AprèsAprês malheur, malheur encore pire,19[19] La Nourrice trace le trajet psycho-physiologique qui conduit du ressassement au malheur, en passant par la fureur.

50Si n’aprenésapprenez à dissimuler l’ire20[20] colère.

Qu’avezavés à droit contre ce déloyaldéloïal.

Où est ce coeur, coeur constant, coeur royalroïal,

Coeur toujourstou-jours un, coeur fort, coeur immuable,



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Coeur que Fortune, ou dure ou favorable,

55N’a jusqu’ici pu faire balancer ?

Voulez-Voulés vous donc maintenant commencercommancer

De vous soumettre à Fortune contraire

Quand la vertu vous est plus nécessairenecessaire ?21[21] L’adverbe "maintenant" fonde l’importance du moment de la tragédie : jusqu’alors maîtresse d’elle-même, Médée abandonnerait ici la vertu de sagesse.

Et que plutôtplus tôst cette grièvegrieve douleur

60DevriezDevriés tenir secrètesecrette en votrevôtre coeur,

Dissimulant la prendre en patience ?

Du mal caché l’on peut prendre vengeancevang’ance,

Mais qui ne saitscait tenir son dueil22[22] douleur. enclos,

Ains23[23] mais. le témoignetêmoigne avecaveq’ pleurs et sanglotssanglos,

65Pour se vengervanger celui n’a autres armes

Que pleurs, soupirs, regretsregrês, ennuis et larmes.

Le mal venu, il le faut endurer

Bon gré, mal gré, rien n’yi sert murmurer :

Mais paravant qu’il vienne, l’homme sage

70Peut par conseil devancer son dommage.24[24] Ce conseil, qui valorise apparemment la patience et la constance, deux vertus néo-stoïciennes importantes à la Renaissance, est cependant assez ambivalent, puisque la Nourrice recommande la dissimulation, qui serait plus efficace pour la vengeance.

MEDEE

Trop légerleger est le mal où conseil est reçureceu:

CourrouxCourrous tel que celuicetui ne peut qu’il ne soit susceu.25[25] Une telle colère doit se faire connaître.

Sus doncdoncq, MédéeMedée, sus : je veuxveus que tous le sachent,26[26] Médée révèle ici son goût du spectaculaire, qui sera confirmé par la suite de la pièce.

Il est bien malaisémal-aisé que les grandsgrans mauxmaus se cachent,

75II est bien malaisémal-aisé que les humaines lois

Empêchent le destin de la race des Rois.

Le sort fatal régitrégît les Rois et leur emprise27[27] "Emprise" a le sens d’"entreprise".,

Conseil n’a point de lieu où Fortune maîtrisemaitrise.

Non, non Nourrice, non : ni conseil, ni raison,

80Ne me sauraientsauroient vengervanger du parjureperjure Jason.

LA NOURRICE

Mais veuillezvueillés doncdonq’ un peu cetteceste fureur refraindre28[28] réfréner. :

L’ire29[29] colère. d’un Roi, Medée, est grandementgrandemant à craindre.



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MEDEE

Mon pere étaitétoit aussi hautain et puissant Roi,

Et son courrouxcourrous pourtant n’a rien gagnégaigné sur moi.30[30] Médée évoque ici son père Éétès, qu’elle a trahi pour que Jason et les Argonautes puissent lui voler la Toison d’Or.

LA NOURRICE

85Souvent Fortune auxaus hommes favorise

Pour renverser puis aprèsaprês leur emprise31[31] entreprise..

MEDEE

Qui se sent favori de Fortune et des CieuxCieus

Doit oser davantaged’avantage, espérantesperant toujourstou-jours mieuxmieus.

CeuxCeus qui osent beaucoup sont craintscrains de la Fortune :

90Mais les hommes couardscoüars toujourstou-jours elleell’ importune.

LA NOURRICE

Je ne voisvoi point que puissiezpuissiés espéreresperer.

MEDEE

Cil qui n’espèreespere rien, ne doit rien desperer32[32] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques, mais il faut lire "désespérer", tout comme pour la réplique suivante..

LA NOURRICE

Qui ne despere rien, follementfolement tout hasarde.

MEDEE

AdvienneAvienne que pourra : un seul point je regarde,

95Je ne puis avoir mieuxmieus: c’est mon dernier recours,

C’est l’espoir des vaincus, n’attendre aucun secours.

LA NOURRICE

Ô malheureusemal-heureuse, et malheureusemal-heureuse amante,

De qui le mal de jour en jour s’augmenteaugmante!

Ô pauvre femmefame! ô douleur ! ô pitié !

100Ô fausse foifause-foi! ô ingrate amitié !

Ô cruauté ! ô rigueur rigoureuse !

Ô NourricièreNourriciere amante malheureusemal-heureuse!

N’étaitétoit-ce assezassés qu’il te fallûtfalût ranger

Dessous les loisloix de ce peuple étranger ?

105N’étaitétoit-ce assezassés que d’avoir asservie

Au vueil33[33] vouloir. d’autrui ta misérablemiserable vie,

Abandonnant père, parentsparans, amis,



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Pour demeurer entre testês ennemis ?

N’étaitétoit-ce assezassés, ô fait trop inhumain !

110D’avoir occis34[34] tué. Absirthe ton germain ?35[35] Pour aider les Argonautes à voler la Toison d’Or, Médée a pris son frère en otage sur leur navire, puis l’a tué et a jeté en mer les morceaux de son cadavre pour retarder les poursuivants, qui ont dû récupérer les morceaux en vue des funérailles.

D’avoir laissé ton pèrepere Roi, pour suivre

Un inconnuinconneu ? d’avoir mieuxmieus aimé vivre

Loin des tiens, pauvre, ô trop légère foi !

Qu’en ton payspaïs avec un riche Roi ?

115N’étaitétoit-ce assezassés que tu fusses sujettesugette

Au Roi CréonCreon, fille du Roi AEete,

Sans que Jason, Jason rempli d’injures,

AccrûtAcreût encor le mal que tu endures ?

Sans que Jason infidèleinfidele menteurmanteur,

120De tous ces mauxmaus seul moyenmoïen, seul auteurautheur,

Anonchalant36[36] Méprisant. cetteceste main pitoyablepitoïable,

Qui tant lui fut au besoin favorable,

Te dédaignât ? et cruel, sans pitié,

Cruellement fît nouvelle amitié ?37[37] amour.

125N’ayantaïant point craint, tant a lâche courage,

De violer les droits de mariage ;

N’ayantaïant point craint d’oublier celle là

De qui il tient le mieuxmieus de ce qu’il a ;

N’ayantaïant point craint, ô inhumaine chosechôse !

130D’abandonner ses filsfiz et son épôse38[38] Nous conservons cette forme pour la rime..

Ainsi, ainsi, misérablemiserable, celui

Qui te devraitdevroit estimer plus que lui,

Qui de toi tient sa fortune et sa vie,

Est le premier qui a sur toi envie39[39] Sens latin de "colère"..

135Ainsi tu es ja-ja40[40] déjà. prêtepréte à mourir

Par ce Jason qui te dûtdeût secourir.

Ainsi Jason, trop ingrat, te moleste,

Ainsi des biens un seul bien ne te reste.



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MEDEE

Je reste encor, Nourrice, et en moi tu peuxpeus voir

140AssemblésAssamblés tous les mauxmaus que le Ciel pûtpeût avoir,

Pour punir grièvementgrievemant les énormesenormes injures

Des amantsamans fausse-fois41[41] Les adjectifs composés sont fréquents à l’époque. et des maris parjuresperjures.

Non, non, Nourrice, non : ne crainscrain point qu’en danger

Tu me voiesvoïes tomber, sans m’en pouvoir vengervanger.

145Voici, voici la main, main forte et vengeressevangeresse,

Main qui nous vengeravangera des Heröes42[42] A lire en trois syllabes : he-ro-es. de GrèceGrece.

LA NOURRICE

BaillezBaillés43[43] Donnez. un peu à votrevôtre esprit repos

Et délaissezdélaissés ces menaçantsmenaçans propos.

N’irritezirrités plus contre vous la Fortune,

150Ne soyezsoïés plus à vous-mêmevous même importune ;

RompezRompés l’ennui qui vous consomme et ard44[44] brûle.,

RompezRompés le deuildueil, rompezrompés le soin rongeardrong’ard45[45] qui ronge.,

RompezRompés, Medée, et l’amitié et l’ire46[46] colère.

Qui votrevôtre coeur diversement martyremartire47[47] martyrise, fait souffrir..

155OubliezObliés tout ; oubliezobliés et le Roi,

Et Glauque aussi, et Jason fausse-foifause-foi :

AyezAïés, sans plus, de vous-mêmevous même mémoirememoire,

Sans tant chercher sur vosvoz haineuxhaineus victoire :

AyezAïés, sans plus, et la vie et l’honneur

160De vosvoz enfantsenfans empreinteemprainte en votrevôtre coeur.

MEDEE

Ni l’amour de mes filsfiz, ni l’amour de ma vie,

Ne sauraientsauroïent empêcher ce de quoidequoi j’ai envie.

Mais que je puisse perdre et Jason et le Roi,

Peu de perte ferai perdant mes filsfiz et moi.

LA NOURRICE

165Je crainscrain beaucoup, las! que votrevôtre langage

VosVoz ennemis n’aigrisse davantaged’avantage.



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Je crainscrain beaucoup que ce vôtre courrous

N’irrite encor la GrèceGrece contre vous,

Et que de vous votrevôtre malheur ne sorte.

170Mais j’ai ouï quelqu’unquelcun ouvrir la porte : [On entend le messager.]

FasseFacele Ciel que soit tel messager

Qui vous et moi mette hors de danger.

[Le messager entre.]

LE MESSAGER

Le Roi CréonCreon vous fait commandementcommandemant

De déloger hors d’ici promptementpromptemant,

175Vous et vos filsfiz, et qu’en cette contrée

Vous ne soyezsoïés, hui48[48] aujourd’hui. passé, rencontréerancontrée.

AllezAllés ailleurs pour demeure choisir,

VidezVuidés49[49] Videz les lieux, partez. soudain, car tel est son plaisir.

LA NOURRICE

Est-ce le Roi qui la fuitefuitte commande ?

180Ou si c’est Glauque ? ou Jason qui le mande,

ÉpoinçonnéEpoinçonné par nouvelles amours

De lui jouerjoüer, ingrat, ces lâches tours ?

LE MESSAGER

C’est le Roi même : il faut qu’elle obéisseobeisse,

Il connaîtconnoit trop Medée, et sa malice :

185II connaîtconnoit trop que de rien ne lui chaut50[50] qu’elle ne se soucie de rien.,

Qu’elle est cruelle, et qu’elle a le coeur haut51[51] hautain.,

Qu’elle menace, et d’une fièrefiere audace

Quelque malheurmal-heur contre la GrèceGrece brasse.

Qu’el’52[52] Nous maintenons l’apocope ici et dans l’occurrence suivante pour des raisons métriques. fasseface donc, qu’el fasseface sans tarder,

190Ce qu’il a plupleu au Roi lui commander.

[Le messager sort.]

MEDEE

SoleilSouleil luisant, qui vois toutes choses humaines,

Et toi, soeur de Jupin, coupable de mes peines53[53] Junon est "coupable" d’avoir causé l’amour de Médée pour Jason. ;

Neptune Dieu marin, et toi qui le premier

De voguer sur la mer fis Tiphe54[54] Typhis, le pilote d’Argo. coutumiercoûtumier ;



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195Toi HécateHecate auxaus trois noms55[55] Hécate est la déesse de la mer, de la lune et des enfers., par les cantons hurléehullée,

Quand l’horreur de la nuit a la terre voilée :

Vous, Rages, qui mettezmettés les méchantsméchans en émoi ;

Et vous aussi les DieuxDieus qui eûtes soin de moi,

Je vous supplie tous que mon deuildueil vous incite

200ÀA la juste pitié que mon malheur méritemerite.

Si entre vous là-hautlà haut se loge la Pitié,

Si vous n’approuvezapprouvés pas une ingrate amitié56[56] amour.,

Si vous vengezvangés le tort qu’on fait en mariage,

Si sur les fauxfaus amantsamans vous dardezdardés57[57] lancez, envoyez. votrevôtre orage,

205Si des amantsamans déçusdeceus58[58] trompés. vous avezavés quelque soin,

Tous et chacunchâcun de vous j’appelle pour témointêmoin

OyezOïés, oyezoïés mes cris, DieuxDieus entendezentendés mes plaintes,

Et ne permettezpermettés pas que vos lois soientsoïent enfreintesenfraintes

Par ce traître méchant, qui en son esprit feint

210Que vous ne pouvezpouvés rien, et nul de vous ne craint ;

Mais en dépit de vous et de votrevôtre justice,

Délaissant la vertu, s’abandonne à tout vice.

VengezVangés, vengezvangés ce tort, punissezpunissés ce méchefmeschef59[59] offense.,

DardezDardés60[60] lancez., ô DieusDieux, dardezdardés vos foudres sur son chef.

LA NOURRICE

215Tant et tant plus que le malheureuxmal-heureus songe

En son malheurmal-heur, plus son malheurmal-heur le ronge ;

Plus il se fâche, et moins se peut cacher

L’occasion qu’il a de se fâcher :

Et par autantpar-autant61[61] c’est pour cela., ma chèrechere nourriture62[62] celle que j’ai nourrie.,

220Si j’ai jamais eu de vous quelque cure63[63] soin.,

Si tout le temps qu’avec vous j’ai été

AvezAvés en moi trouvé fidelité,

Je vous suppliesuppli, oubliezobliés la tristesse,

Qui votrevôtre coeur ja trop malade blesse



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225Si grièvementgrievemant64[64] A lire en trois syllabes : grie-ve-mant., que je doute65[65] crains. bien fort

Qu’elle ne soit cause de votrevôtre mort.

MEDEE

Mort ! laslâs, je veuxveu mourir, la mort m’est agréableagreable,

Ores la seule mort me seraitseroit favorable.

Je veuxveu, je veuxveu mourir, j’ai trop longtempslong tans vécu,

230PuisquePuis que par avarice Amour je voisvoi vaincu.

ÔO déloyaldéloïal Jason ! quelle étaitétoit mon offenseoffence,

Qui t’a pupeu émouvoir à faire autre alliancealiance ?

Qui t’a pupeu inciter à me laisser ainsi

En tourmentstourmans et ennuis, en peinepéne et en souci,

235Pauvre, lasse, éplorée ? ÔO que follesfoles nous sommes

De croire de légerleger auxaus promesses des hommes !

Nulle dorénavantd’orenavant ne croiecroïe qu’en leur coeur,

Quoiqu’Quoi qu’ils jurent beaucoup, se trouve rien de seür66[66] Nous maintenons la forme pour la rime..

Nulle dorénavantd’orenavant ne s’attende auxaus promesses

240Des hommes déloyauxdéloïaus, elles sont menteressesmanteresses :

S’ils ont quelque désirdesir, pour en venir à bout

Ils jurent Terre et Ciel, ils promettent beaucoup,

Mais, tout incontinentincontinant qu’ils ont la chose aimée,

Leur promesse et leur foi s’en vont comme fumée.

245ÔO déloyaldéloial Jason ! où est ores la foi

Qu’en Colches me promis, quand me donnai à toi ?

Où est l’amour constant, où est le mariage

Dont ta langue traîtresse alléchaitallechoit mon courage ?

ÔO infidèleinfidele foi ! ô grand’ déloyautédéloïauté!

250ÔO langue menteresse ! ô dure cruauté !

ÔO Jason trop ingrat ! ô maudit HyménéeHimenée67[67] mariage. !

ÔO moi sous le SoleilSouleil la plus défortunée !

Mais puisquepuis que de toi vient la cause des malheurs,

Je te ferai sentir douleurs dessus douleurs.



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255EmployantEmploïant le savoir qui t’a mis hors de peinepéne

À te violenter et à t’être inhumaine :

Autant que te fusfu douce en ferme loyautéloïauté,

Autant serai cruelle en dure cruauté.

[Médée et la Nourrice sortent.] [Le choeur est probablement sur scène dès l’ouverture de l’acte, pour pouvoir assister à l’action qu’il commente ; on peut supposer cependant qu’il passe ici sur le devant de la scène.]

LE CHŒUR68[68] Ce chant du choeur reprend le topos de la supériorité de la vie humble et tranquille face à l’aventure en mer qui est cause de malheurs, et rappelle plusieurs épisodes du voyage des Argonautes, pour s’achever sur une plainte compatissante vis-à-vis du sort de Médée.

Trop hardi fut celui

260Qui premier sur la Mer

AssuraAsseura son appui,

Et premier sutsceut ramer :

Plusieurs en ont depuisdépuis

Enduré maints ennuis.

265L’homme a sursus soi envie

Qui, jalouxjalous de ses ans,

AbandonneAbbandonne sa vie

À la merci des ventsvans :

Et semble qu’il veuillevueille chercher

270À perdre ce qu’il a plus cher.

ÔO combien l’homme ambitieuxambicieus

Est à son mal ingénieuxingenieus !

Combien l’avarice rongearderong’arde

Et l’insatiable désirdesir,

275Cruels bourreauxbourreaus de tout plaisirplésir,

À cent mauxmaüs nosnoz vies hasarde !

ÔO que nosnoz pèresperes vieuxvieus

VivaientVivoîent heureusementheureusemant

Quand, sans désirerdesirer mieuxmieus,

280AvaientAvoîent contentementcontentemant,

Ne connaissantconnoissans encor

La richesse de l’or !



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ÔO que celui est sage

Qui vit chezchés soi contentcontant,

285Et l’étranger rivage

ConnaîtreConnoître ne prétendpretant !

ÔO bienheureus qui, en ses chantschans,

Passe ses vieuxvieus et jeunes ans !

DepuisDépuis l’invention des nefsNaus69[69] navire, bateau.,

290Un infini nombre de mauxmaus

Est survenu au monde.

C’est à l’homme légèretélegereté

De penserpanser trouver fermeté

Sur l’inconstant de l’onde70[70] mer (terme poétique)..

295Quand la Navire prophèteprophette71[71] Argo, dont une poutre provient de la forêt de Dodone, lieu d’un oracle de Jupiter.,

Qui des GrecsGrécs chargée étaitétoit,

Apres l’emprise72[72] entreprise. parfaite73[73] achevée (latinisme : après la fin de l’entreprise).,

Vers la GrèceGrece reflottaitreflotoit,

Même Tiphe devint blême,

300Sur son luth Orphée même

Ne pouvaitpouvoit mouvoir les doigtsdoits,

Quand la monstrueuse ChienneChiene74[74] Scylla, gouffre de Sicile (qui n’est pourtant pas sur la route des Argonautes : M. M. Fragonard y voit un souvenir d’Ovide (Metamorphoses, VII, v. 65 sqq.).,

Sur la Mer SicilienneSiciliene,

Lâcha ses hideuxhideus aboisaboïs.

305Les filles d’Achelois75[75] Achelôos est, dans la mythologie grecque, un dieu-fleuve qui est le père des Sirènes.,

AuxAus gorges nonpareillesnompareilles,

AvaientAvoïent ja par leurs voix

AlléchéAleché les oreilles

Des princes étrangers,

310Ja ja mis auxaus dangers



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Sans le Luth résonnantresonnant

D’Orphée mieuxmieus sonnant.

Quand les Cianées montsmons76[76] Iles qui gardent l’entrée du Pont-Euxin et peuvent au besoin se rapprocher pour broyer les navires : Phinée envoie un oiseau qui permet de les tromper.,

Comme TaureauxToreaus furieuxfurieus,

315S’entre-heurtaiententrehurtoïent frontfrons à frontfrons,

Haussant les eauxeaus jusqu’auxaus CieuxCieus,

Argon la Barque prophèteprophette,

De frayeurfraïeur devint muette :

Et le filsfiz d’AlcmèneAlcmene77[77] Hercule, le fils d’Alcmène et de Zeus, fait partie du voyage. eut peur

320Quand les humides campagnescampaignes

RessemblaientRessembloient millemile montagnesmontaignes

Effraîement du plus sûrseur.

Ains que de cirée toile

Tiphe trop audacieuxaudacieus,

325EûtEut fait porter mainte voile

AuxAus mâts voisinantvoisinans les CieuxCieus,

YI réglantreglant à son usage

Des ventsvans forcenés la rage :

Nul lors ne savaitsavoit nommer

330Les ventsvans soufflantsoufflans sur la Mer,

Nul aussi n’eût lors suseu dire,

Des clairs flambeauxflambeaus de la Nuit,

Lequel bon ou mauvais luit

À la vogante Navire.

335EncoreEncores les tourbillons,

VirevoltantVirevoltans pêle mêle

Sur les humides sillons

Martelés de grosse grêle,

Et l’impétueuximpetueus orage,



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340TémoinTêmoin du futur naufrage,

Les coeurs effrayéseffraïés n’avaientavoïent

De nosnoz pèresperes, qui, sans vice,

VivaientVivoïent, exemptsexans d’avarice,

ContentsContans de ce qu’ils avaientavoïent.

345Mais ores la convoitise,

Qui nosnoz coeurs ne laisse point,

Sur notrenôtre poitrine aiguiseaguise

Un aiguillonéguillon qui la point ;

Mais ores une avarice,

350Seule mèremere de tout vice,

Nous manie78[78] conduit. tellement,

Que nous laissons, tant fous sommes,

La terre laissée auxaus hommes

Pour chercher l’autre élémentelement79[79] L’eau, qui n’est pas l’élément naturel des êtres humains..

355Médée, trop heureuse

Et hors de tous regretsregréts,

Si par Mer fluctueuse

N’eusse suivi les GrecsGrécs.

Encore plus heureuse

360Si ton malheureuxmal-heureus sort

Ne t’eûteut fait amoureuse

De l’auteuraucteur de ta mort.

Encor plus fortunée

Si, sans plus long séjoursejour,

365Tu fusses morte et née

En un et même jour.

[Le choeur quitte la scène.]

Fin.



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Acte II

le Gouverneur des enfants Medee le choeur

Le Gouverneur des EnfansEnfants

80[80] Le monologue du Gouverneur permet de faire anticiper au public le dénouement funeste, puisque le personnage a l’intuition de l’infanticide. Il contribue donc à faire monter la tension dramatique, en dépeignant la fureur infernale de Médée et en proposant un tableau pathétique des enfants. Comme la nourrice, le Gouverneur insiste sur la rupture que constitue le temps de la tragédie, puisque "maintenant", Médée montre une nouvelle fureur.

J’ai peur, je craincrains, je prévoiprévois le danger

Où cette famefemme, en se voulant vangervenger,

Se jettera et DieusDieux, bons DieusDieux, j’ai crainte

370 Qu’elle ne soit d’une fureur attainteatteinte :

O DieusDieux, quels môtsmots, quels propos, quel maintien,

Quels ïeusyeux flambansflambants : tout asseuréassuré je tien

Que si son mal violent ne s’alante,81[81] Nous laissons ici "s’alante", qui signifie "se ralentit", "se calme".

VeuVu ses regrésregrets et sa fureur ardanteardente,

375Elle fera au Roi CreonCréon sentir,

Que d’un tort fait on se doit repentir :

Je la connoiconnais, je l’ai veüevue82[82] A prononcer en deux syllabes : vu-e. marrie83[83] triste, contrariée.

Par plusieurs-foisplusieurs fois, je l’ai veüevue en furie

Remurmurant ses vers : mais maintenant

380Elle a trassétracé je ne saisais quoi plus grand,

Mais maintenant une rage felonne84[84] cruelle.

Plus que devant85[85] "Plus que devant" signifie "Plus qu’avant". ses esprisesprits époinçonne,

Plus que devant par ses cris furieusfurieux

La miserablemisérable importune les DieusDieux.

385Ombre n’iy a, ne86[86] ni. Rage échevelée

Dans les Enfers qui n’iy soit appelléeappelée.

Le grand Serpent en neusnoeuds tortillonné,

OïantOyant ses vers, se tait, tout étonné :

Puis en siflantsifflant, sa triple langue tire,

390Prêt à vomir au gré d’elle son ire87[87] colère.:

Hecate iy est, et tout ce que les CieusCieux

Et les Enfers tiennent de furieusfurieux.

BriefBref, il n’iy a venin dessus88[88] Nous conservons "dessus" pour la métrique, mais nous utiliserions plutôt la préposition "sur". la terre



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Que par son art diligemment ne serre,

395EntremellantEntremêlant tant effroîablemanteffroyablement

Je ne saisais quel furieusfurieux hurlemanthurlement,

Qu’il semble à voir que Corinthe perissepérisse.89[89] Le Gouverneur décrit ici ce que le spectateur a pu observer à l’acte I et qu’il observe dans les répliques suivantes, la fureur de Médée qui invoque les divinités infernales. Ces vers peuvent donc nous renseigner sur le jeu de l’actrice, ou révéler au public que la fureur de Médée se développe en coulisses. Par ailleurs, s’ils ne prennent pas la parole, les enfants sont peut-être sur le plateau avec le Gouverneur, puisque ce dernier les fait sortir de scène lorsque Médée entre. Le Gouverneur pourrait tout de même annoncer les malheurs à venir, puisque, comme il l’explique plus bas, les enfants sont trop jeunes pour comprendre.

Dieu qu’est ce-ciceci ! je craincrains qu’el’90[90] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. ne meurdrisse

Ses propres fizfils, je craincrains que ce tourmanttourment

400Ne la maitrisemaîtrise, et furieusemantfurieusement

Arme ses mains d’une brutale audace

Contre le sang de sa plus proche race91[91] "Race" renvoie ici à la descendance de Médée, c’est-à-dire ses enfants..

Qui eût pansépensé, bon Dieu, ce que je voivois ?

Ha ! que je suis en grand et grand émoi

405Pour ces enfansenfants, et leur âge trop tandretendre

Ne peut encor92[92] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. son grand malheur entandreentendre93[93] comprendre..

Que plût ausaux Dieu94[94] L’édition originale présente un singulier, qui peut contraster avec l’article ainsi qu’avec la suite du texte. Il faut peut-être y voir une coquille. (mais de ce qui est fait,

Bien peu nous vaut le contraire souhait),

Plût ausaux gransgrands DieusDieux que la GréqueGrecque noblesse

410 Ne futfût jamais sortie de la GreceGrèce,

Et que Jason, ce fausfaux Jason, fût mort

Premier95[95] "Premier que" est une locution prépositionnelle et a ici le sens de "Avant de". qu’aller en Colches96[96] La Colchide, région d’origine de Médée (aujourd’hui partie de la Géorgie). prandreprendre port.

Plût ausaux gransgrands DieusDieux que la Barque féée97[97] Ensorcelée.

Ne fût jamais en Colches arrivée,

415Mais, s’abismantabîmant ausaux gouffres plus profonsprofonds,

N’eût point passé les Simplegades monsmonts98[98] Les Iles cyanées mentionnées plus haut par le choeur..

Jamais Médée, au fond du coeur blessée,

N’eût follemantfollement sa terre délaissée,

Jamais, jamais elle n’eût de legerléger99[99] "De léger" signifie "légèrement", "de façon inconsidérée".

420Laissé les siens pour suivre un étranger.

Son frère Absirte et le veillant Pélie100[100] Mention du frère de Médée, Absirthos, et de Pélias, qui avait usurpé le trône du père de Jason et dont Médée et lui se sont vengés.,

Sans ces malheurs, eussent encores vie.

Et vous enfansenfants, enfansenfants mon dur souci101[101] "Mon dur souci" signifie "ce qui me cause un grand souci".,

Vous n’eussiéseussiez veuvu ce triste jour ici :



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425Ou pour le moins quelque étoile meilleure

Vous eût veuvu naître à quelque plus douce heure.

Car que vous sert, ainsi abandonnés,

Du noble sang des gransgrands Rois être nés ?

Au Diamant, et à la pierre dure

430Celui seroitserait semblable de Nature

Qui de vous deusdeux n’auroitaurait compassion.

Que pleûtplût ausaux DieusDieux que mon intention

Sortît effet, vous porteriésporteriez couronne

Comme l’honneur de vôtrevotre sang l’ordonne.

435Mais cetuicelui-là qui plus deûtdût avoir soin

De vous aider, vous defautdéfaut102[102] vous fait défaut. au besoin103[103] Au moment où vous en avez besoin..

[On peut supposer que le choeur entre en scène ou passe sur le devant de la scène pour dialoguer avec le Gouverneur.]

Le Choeur

Ces pleurs, ces plaints104[104] Nous conservons le masculin "plaints" pour des raisons métriques., dont Medée dolante105[105] souffrante.

Mouille ses ïeusyeux, sa poitrine tourmantetourmente,

D’où viennent ils ? EsseEst-ce point pour autant

440Que son Jason ainsi la va quittant ?

Ô, si ses esprisesprits

Elle avoit repris

Pour iy penser bien,

Elle auroitaurait aprisappris

445Que ses pleurs et cris

Ne servent de rien.

Le Gouverneur

Non seulemantseulement pour être delaissée

De son Jason, Médée est offensée :

Mais, Dames, lâslas, mais, trop cruellemantcruellement,

450Le Roi CreonCréon a fait commandemantcommandement

Qu’ell’ printprît ses fizfils, et delaissât grand’ erre106[106] rapidement.

(Si mieusmieux n’aimoitaimait souffrir mort) cette terre.



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Voire ce Roi felonfélon contre elle est tant dépit

Qu’il ne lui veut laisser une heure de répit :

455 Ains107[107] Mais. veut que, tout soudain et sans aucune guide,

La pauvre abandonnée, avec ses enfans vuidevide108[108] vide les lieux, s’en aille..

Le Choeur

Las-helasLas hélas, qu’un deul109[109] Nous conservons la forme "deul" pour la rime ; le terme signifie "souffrance", "malheur".

Ne vient jamais seul,

Las que la Fortune

460De divers travaustravaux110[110] souffrances.,

De mausmaux suivans mausmaux,

Tous-joursToujours importune.

FameFemme miserablemisérable,

Ton sort pitoïablepitoyable

465Me crevecrève le coeur.

Ô amitié feinte,

Ô Roi de CorinteCorinthe,

Ô grande rigueur.

[Médée entre en scène, mais ne s’adresse pas aux personnages présents sur le plateau.]

Medée

O Terre, ô Mer, ô Ciel, ô Foudres pleins d’encombres,

470 O Déesses, ô DieusDieux, ô Infernales ombres,

O Lune, ô Jour, ô Nuit, ô FantaumesFantômes volansvolants,

O DaimonsDémons, ô EsprisEsprits, ô chiens d’Enfer hurlanshurlants,

VenésVenez, couréscourez, volésvolez : et, si avésavez111[111] En français du XVIe siècle, l’omission du sujet est fréquente et ne pose pas problème. puissance

De prendre d’un méchant execrableexécrable veng’ancevengeance,

475MontrésMontrez-l’à cette fois : arme-toi Jupiter

Contre ce déloïaldéloyal qui ne craint t’irriter112[112] ne craint de d’irriter..

Le Gouverneur

FuïonsFuyons enfansenfants, je craincrains qu’en sa furie

Mêmes à vous elle fît fâcherie.

Mais, ô mon Dieu ! quelle nouvelle ardeur

480De plus en plus renforce sa fureur.

[Le Gouverneur sort avec les enfants (on peut supposer que Médée ne les a pas vus).]

Medée

CiclopesCyclopes courageus, horribléshorriblez vôtrevotre ouvrage,

MartelansMartelant d’ordre égal un rougissant orage,

Poli d’éclairs brillansbrillants, et de coins tout-fandanstout fendant113[113] Fendant tout (sur leur passage).,



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EntremêlésEntremêlez parmi des tonnerres grondansgrondant,

485ForgésForgez des darsdards aigus à la pointe étoffée,

Comme ceux que Jupin foudroïoitfoudroyait sussur Tifée 114[114] Un des Titans entré en guerre contre Jupiter.:

TrampésTrempez- les au profond des Avernales eauseaux115[115] Eaux infernales (L’Averne est un lac qui donne sur les Enfers).,

Et que les pennes116[116] plumes. soïentsoient de Stimphales oiseaus117[117] Oiseaux du lac Stymphale tués par Hercule.,

Ou bien des Chiens ailés, Harpies ravissantes,

490Le péché de Phinée horriblement vang’antesvengeantes118[118] Les filles de Phinée, comparées aux Harpies, dilapident ses richesses quand il devient vieux et aveugle (les dieux l’ont frappé de cécité en raison de son don de prophétie)..

Et vous DieusDieux des Enfers, Ixion119[119] Roi des Lapithes condamné au supplice de la roue pour avoir tenté de violer Junon. dêliés,

Et avéque120[120] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques. Junon encor le r’aliésralliez :

LaissésLaissez hausser les eauseaux à l’altéré Tantale121[121] Fils de Jupiter condamné à être affamé.,

Et du fruit désiré permettéspermettez qu’il avale,

495PermettésPermettez que SisipheSisyphe hausse sa pierre au mont,

Sans que du haut encore elle retombe au fond,122[122] Le supplice de Sisyphe, roi de Corinthe, consiste à devoir monter une pierre qui retomne dès qu’il arrive au sommet.

Et ne permettéspermettez plus qu’en vain les Danaïdes

Dans le tonneau percé jettent les eauseaux humides123[123] Les Danaïdes, filles de Danaos, doivent remplir aux enfers un tonneau sans fond. :

RelâchésRelâchez encor tous ceusceux qui dans vozvos Enfers

500Les tourmanstourments meritésmérités ont jusqu’ici soufferssoufferts :

Et, de tous ces tormanstourments, faites-en un terrible

Qui seul soit plus que tous cruel et plus horrible :

Puis vueilleveuille Jupiter ce tormanttourment envoîerenvoyer

SusSur Créon et Jason, pour leur juste loïerloyer :

505Mais c’est peu pour fournir à ma juste querelle,

Je veusveux encor’ trouver vang’ancevengeance plus cruelle.

[Médée sort, le choeur reste seul en scène pour le chant final.]

Le Choeur

De flameflamme allumée

Des vansvents animée,

Du trait décoché

510Et du foudre vîte124[124] rapide..

Maint et mainte eviteévite

Qu’il ne soit touché.

 

Et quand la riviererivière

Hors de ses borsbords, fierefière,

515Son cours libre a pris,

Le voisin s’absanteabsente

Pour de l’eau courante

N’être point surpris :





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Mais quand une famefemme,

520Jalouse, s’enflameenflamme

Contre son mari,

Sa fureur est pire

Que feu, qu’eau, que l’ire125[125] colère.

De Juppin marri126[126] contrarié..

 

525Medée, insensée,

Couve en sa pensée

Dix mille sanglôssanglots:

Un feu la consume,

Et dedans, lui hume

530L’humeur de ses ôsos.

 

Comme la prétresseprêtresse,

Que la fureur presse

Sou’Sous le devin Dieu,

SecoüeSecoue la teste

535En vain, et n’arrête

Jamais en un lieu :127[127] Il s’agit de la Sibylle, prêtresse d’Apollon caractérisée par sa fureur prophétique.

 

Avec telle mine,

Medée chemine,

Et n’arrête point :

540Ainsi la furie

Qui la seigneurie

Sa poitrine époint.

La mere felonnefêlonne,

Toutesfois sœur bonne,

545Revang’antRevengeant la mort

Des siens, plénepleine d’ire128[128] colère.,

Osa bien occire

Maleagre à tort.129[129] Cette strophe fait allusion à Althée, qui tua son fils Méléagre parce qu’il avait lui-même tué ses oncles. Le choeur insiste sur l’impossibilité de la situation d’Althée, prise entre ses devoirs de soeur et de mère, que représentera la tragédie de Pierre de Bousy, Meleagre, en 1582, et anticipe donc, comme le gouverneur au début de l’acte, l’infanticide à venir.

 

Mainte meremère encore

550 SoufreSouffre qu’on dévore

Ses fizfils, sans merci :

Nulle en son courage,

N’a eu telle rage

Comme cette celle-ci.

 

555Sa face ternie,

Son pas de furie,

M’épouvantent fort :130[130] L’usage de la première personne pour un personnage collectif comme le choeur est fréquent ; ici, elle apparaît au moment de l’expression du sentiment de peur.

Semblable détresse

À grand’ pénepeine cesse

560Sans suite de mort.131[131] Une telle souffrance ne pourra prendre fin qu’avec la mort.

 

Déités clamées,

Qui noznos destinées

TenésTenez en vozvos mains,

De ces folles rages

565Faites les presagesprésages

Devenir tous vains.

 

Fin.



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ATCEACTE III132[132] L’édition originale de ce texte contient une coquille dans le mot "acte".

Créon Medee le choeur

Creon

Heureuseureux celui qui peut, connoissantconnaissant les Augures,

EviterÉviter les dangers des fortunes futures,

Et plus heureusheureux encor133[133] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques., qui des DieusDieux liberauslibéraux

570 A eu l’heur134[134] le bonheur. de connôitreconnaître et les biens et les mausmaux :

Mais nous, gens aveuglés et en noznos faits mal sages,

Nous ne connoissonsconnaissons pas de noznos mausmaux les presagesprésages.

D’où vient, que je me semble être toutes les nuisnuits,

Loin des miens separé, en un lieu plein d’ennuis ?

575Et que sussur mon Palais le Hibou se lamantelamente,

Et de son triste chant toute nuit m’épouvante ?

D’où vient encor135[135] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques., qu’offrant mes dons sur les autels

A Junon la Nociere136[136] La Déesse Junon qui fait les mariages., et ausaux DieusDieux immortels,

J’ai veuvu, ô cas hideushideux et difficildifficile à croire,

580L’eau sacre137[137] Nous laissons "sacre" plutôt que "sacrée" pour des raisons métriques. se changer, et prandreprendre couleur noire,

Et le vin sur l’Autel saintemantsaintement épanché,

Se chang’antchangeant, m’a semblé de sang meurtri taché ?

Tout cela m’épouvante, et j’ai peur que ces signes

Me soîentsoient avantcoureursavant-coureurs de quelques mausmaux insignes138[138] Remarquables, particulièrement terribles..

585J’ai peur, je craincrains, je doute, et mes troublés esprisesprits139[139] Créon fait ici écho aux premiers mots du Gouverneur à l’ouverture de l’acte II. Si ce dernier fondait ses craintes sur ses observations de Médée, les peurs de Créon proviennent de présages surnaturels, fréquents en tragédie et qui ont tendance à se vérifier.

Sont de nouvelle horreur effraîement140[140] Effroyablement. Nous laissons la forme originale pour des raisons métriques. surpris.

Medée me fait craindre, Absirte et le Roi Pele

M’enseignent que je dois tou-jourstoujours avoir peur d’elle.

Qui une fois à vice a voulu s’adonner,

590Une et une autre-foisautre fois ne craint d’iy retourner.

Des Rois et gransgrands seigneurs la Fortune se joüejoue

Et tourne à leur malheur le plus souvent la rouëroue.



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Le foudre141[141] Foudre est masculin au XVIe siècle. rue bas les plus superbes tours,

Mais le toit du berger, sans peur, dure ses jours.142[142] Topos que l’on trouve en tragédie depuis l’Antiquité : plus la fortune est haute au départ, plus la chute sera douloureuse.

595Si mes voisins vouloïentvoulaient contre moi faire guerre

J’en seroisserais averti et deffendroisdéfendrais ma terre :

Mais cestecette furieuse a moïenmoyen de vangervenger

Ce qui lui semble bon, ains143[143] Avant. qu’on le peûtpût songer,

J’avoiavais délibéré144[144] Décidé., pour ôter toute crainte,

600De la faire mourir, sans la juste complainte

Que m’en a fait Jason. Or je lui ai mandé,

Et de pouvoir RoïalRoyal encore commandé,

Que, prenant ses deusdeux fizfils, elle vuidâtvidât145[145] Quitte les lieux. grand’ erre146[146] Rapidement.,

DelivrantDélivrant de danger, moi, les miens, et ma terre.

605ToutesfoisToutefois, comme on dit, son cœur est endurci

Contre mon mandemantmandement147[147] ordre, commandement.: encorencore elle est ici.

J’ai crainte que sur nous quelque malheur ne brasse148[148] Elle ne brasse : le pronom est omis comme souvent au XVIe siècle.,

Car on m’a raportérapporté que sa fureur menassemenace

Moi, ma fille, et Jason, appellantappelant les esprisesprits

610Du Ciel, et des Enfers, par effroïableseffroyables cris.

ParquoiPar quoi149[149] Raison pour laquelle. j’ai envoïéenvoyé lui commander qu’ell’ vienne

Soudain par devers moi, de peur qu’il ne survienne

Sur nous quelque méchef150[150] malheur.. Je jure par les DieusDieux

Qu’avant qu’il soit demain, ell’151[151] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. vuideravidera ces lieus.

615Mais la voici venir grumellantgromelant sa furie,

Qui ne brasse rien moins que meurtre et tuerie.

[Ici Médée entre (Créon a expliqué qu’il l’a fait appeler), Créon la voit, annonce son entrée et s’adresse à elle dans la phrase suivante.] 152[152] Ici l’édition originale présente une ligne sans texte, ce qui a un sens dramaturgique puisque Créon entre dans le dialogue avec Médée.

Horrible, forcenée, ennemie des CieusCieux,

Furieuse Médée, et fureur des haushauts DieusDieux,

T’ai-je pas commandé que, sans aucune suittesuite

620Fors de 153[153] hormis.tes deusdeux enfansenfants, soudain prinsesprisses la fuittefuite ?

Es-tu encorencore ici ? ne fais-tu cas de moi ?

Dédaignes-tu ainsi le mandement d’un Roi ?



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Je jure par le Ciel de n’aller autre voïevoie

Qu’en misérable exil premier je ne t’envoïeenvoie.154[154] Je jure de ne m’atteler à aucune autre tâche tant que je ne t’aurais pas fait partir.

Medée

625Qu’ai-je commis, CreonCréon ? En quoi ai-je forfait ?

Quel horrible pechépéché, quel énorme meffaitméfait

Me condamne à fuir ?

Creon

O la famefemme innocente !

On lui fera grand tort, s’il faut qu’elle s’absanteabsente!

C’est trop peu de fuir un étouffant noïernoyer155[155] Une noyade.,

630Un brûler en seroit le mérité loïerloyer156[156] châtiment.,

Ores157[157] Maintenant. de ton partir juste raison demandes.

Medée

Si de pouvoir RoïalRoyal ainsi tu le commandes,

C’est à moi, Roi CreonCréon, à tes dits obeirobéir :

Mais si avant juger il te plaisoitplaisait m’ouïr,

635Puis equitablementéquitablement me randrerendre mon meritemérite158[158] Ce que je mérite.,

Comme toute equitééquité à ce faire t’invite159[159] t’invite à le faire.,

Quoi que lors m’en avintadvint ce seroitserait justemantjustement.

Creon

Soit droit, soit tort, il faut que mon commandemantcommandement

Soit fait, c’est trop parlé, soudain qu’on se depêche,

640Et que d’orenavantdorénavant jamais on ne m’en prêche160[160] parle..

161[161] Ce refus d’entendre les raisons de Médée, et l’idée selon laquelle l’ordre royal prévaut qu’il soit juste ou non, caractérise Créon en tyran, ce qui peut contribuer à excuser en partie le crime la Colchidienne. Sur ce point difficile de l’interprétation et les ambiguïtés qui demeurent, voir Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », dans Revue Silène. Centre de recherches en littérature et poétique comparées de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, mis en ligne le 3 juin 2007. URL : [http://www.revue-silene.com/f/index.php ?sp=liv&livre_id=89].

Medée

Règne sans équité n’est pas long tanslongtemps durable.

Creon

On ne peut ausaux méchansméchants n’être point equitableéquitable.

Medée

MechancetéMéchanceté jamais ne log’alogea dans mon coeur.

Creon

Pelie le sceutsut bien, éprouvant ta douceur.

162[162] Référence au meurtre de Pélias, exécuté par Médée mais qui sert la vengeance de Jason. C’est d’ailleurs l’argument qu’avance ensuite Médée : le crime ayant profité à Jason, il en est le vrai coupable.

Medée

645Par moi Pelie est mort, mais Jason est coupable :

Celui fait le péché qui le sent profitable.



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Mais di dis-moi, ô Creon, me vint-il jamais gain

De tant d’actes cruels que j’ai faits de ma main ?

Sinon que j’ai tou-jourstoujours, ô folefolle prétandueprétendue,

650Voulu gaignergagner celui par qui je suis perdue.

Creon

Tes mots emmiellés n’auront pas le creditcrédit

De faire, que par euseux, je revoquerévoque mon dit.

Je te commande encor’, que te mettes en voîevoie163[163] en route.,

Et que dans mon paîspays jamais on ne te voïevoie.

Medée

655Tu m’es tenu164[164] redevable., CreonCréon, et pour juste loïerloyer165[165] récompense.,

Hors d’ici, sans secours, tu me veusveux envoïerenvoyer.

Ren Rends-moi mon conducteur166[166] Jason., encor167[167] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques. qu’il me dédaigne ;

Qui m’a conduitteconduite ici au retour m’accompaigne168[168] Nous conservons cette forme pour la rime..

Creon

Je te suis donc tenu ? Mais viença donc169[169] Nous dirions "tiens donc"., di dis-moi,

660Medée, en quel moïenmoyen suis-je tenu à toi ?

Medée

Tous les Heroës170[170] Nous laissons cette forme nécessaire pour le compte syllabique. GrécsGrecs, que la Toison dorée,

De tant d’hommes hardis à l’envi désirée.

Fît mettre sur la mer, ne fussent retournés,

Sans mon secours, au lieu auquel ils estoientétaient nés.

665Ores171[171] Maintenant., par mon moïenmoyen, la fleur de la noblesse

Et la race des DieusDieux, trionfetriomphe dans la GreceGrèce.

Ni les frères jumeausjumeaux172[172] Castor et Pollux., ni Lince cler-voïantclairvoyant,

Ni celui qui vang’a Phinée larmoïantlarmoyant173[173] Référence à Calaïs ou Zétès, fils de Borée, qui délivrent Phinée des Harpies durant l’expédition.,

Ni celui qui du son de sa jasarde174[174] bavarde. Lirelyre

670Les touffues forétsforêts et les pierres attire,

175[175] Orphée, dont la lyre charme la nature.

Ni tous les Miniens176[176] Beaucoup des Argonautes, dont Jason, descendent de Minyas., sans avoir mon support177[177] soutien, aide.,

Ne fussent revenus en GreceGrèce prandreprendre port.

Je me taitais de Jason, car toute l’autre bande

Comme vôtre, prenésprenez, cetuicelui178[178] Il faudrait "celui-là". seul je demande.



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675VoiVois maintenant, CreonCréon, en quoi j’ai peupu pecherpécher

Et ne l’ai pas voulu ; or me vienviens reprocher

Tout ce que tu voudras : un seul point je confesse,

C’est, que par moi Argon179[179] Argo, le navire des Argonautes. Médée admet donc, pour tout crime, avoir sauvé les Argonautes. est reflotée en GreceGrèce.

Creon

Ni vertu, ni honneur, te fît les secourir,

680Mais l’impudiq’180[180] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. amour qui te faisoitfaisait mourir.

Medée

FainFeins181[181] Imagine., que je n’eusse point aimé Jason : la GreceGrèce

N’euteût jamais recouvré sa plus grande noblesse,

MêmesMême sans mon amour, ce tien gendre nouveau

Eût été devoré du pié-d’arainpied d’airain toreautaureau182[182] Référence à une épreuve imposée par Eétès pour obtenir la toison d’or (labourer une terre avec un taureau aux sabots d’airain et crachant du feu), contre lequel Médée a fourni un baume magique..

685AvienneAdvienne que pourra, je ne suis point marrie183[183] triste, contrariée.

Que de moi telle gent ait estéété favorie184[184] Nous laissons la terminaison pour la rime..

VoiVois la force d’Amour, voivois le bien que j’ai fait,

Et compare les deusdeux avéques185[185] Nous conservons cette forme pour des raisons métriques. mon forfait,

Et contrebalançant le bien avec le vice,

690FaiFais moi, à tout le moins, equitableéquitable justice.

Je ne veusveux pas nier qu’il n’iy ait faute en moi,

Je ne veusveux point aussi m’excuser devant toi,

SeulemantSeulement je te veusveux prier par la Fortune,

Qui n’est pas moins ausaux Rois qu’ausaux plus petispetits commune,

695Puis quePuisque de ce lieu-ci il me faut étranger186[186] partir.,

Que tu m’ottroîeoctroies ailleurs un lieu pour me loger :

Ce n’est pas grand’ faveur, Roi, je ne te demande

Ou palais, ou chasteauschâteaux, ou quelque ville grande,

Cela ne veusveux-je point : seulemantseulement donne-moi

700En ta terre, à ton choischoix, une place à requoi187[187] à l’écart, à l’abri..

Creon

Bien que je soîe188[188] Nous maintenons cette forme pour des raisons syllabiques. Roi, pourtant le miserablemisérable

Ne m’a trouvé encor autre que pitoîablepitoyable :



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Jason en est têmointémoin, et maint autre affligé,

Que j’ai en ses mal-heursmalheurs mainte-foismaintes fois soulagé,

705Quand son mal ne venoitvenait d’une achoisonoccasion méchante,

Mais des effétseffets douteus de Fortune inconstante :

Mais toi, qui de poisons, et de meurtrier189[189] A lire, conformément à l’usage de l’époque, en deux syllabes : meur-trier. pechépéché

As ja190[190] déjà. la plus grand part de la GreceGrèce taché,

Qui tes meurtrieresmeurtrières191[191] A lire en trois syllabes : meur-trie-res. mains et ta brutale audace

710As impiteusement emploïéemployé sur ta race,

Va, va chercher pitié, va chercher autres lieuslieux,

Et là de tes beausbeaux arsarts importune les DieusDieux.

Medée

Où irai-je, CreonCréon, sans aucune conduitteconduite,

Pauvre, seulleseule, éplorée ? où prendrai-je la fuittefuite ?

715Bons DieusDieux! qui eût pensé qu’une fille de Roi

PeûtPût quelque-foisquelquefois192[192] un jour. tomber en un tel desarroidésarroi ?

O riche Toison d’or, du Dragon mal gardée,

O Fortune, ô Amour, ô Jason, ô Medée,

O Junon, ô HimenHymen193[193] mariage., ô promesses, ô foi!

Creon

720C’est trop parlé, qu’on vuidevide194[194] Qu’on quitte les lieux..

Medée

Au moins ottroie octroie-moi

Que mes fizfils innocensinnocents vivent avec leur perepère.

Le fizfils ne doit souffrir pour le mal de la meremère.

Creon

Va, je les retiendrai.

Medée

O Roi plein de pitié,

Encor195[195] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. je te suplisuppli[e], par la même amitié

725De ta fille et Jason, qu’un seul jour tu m’ottroîeoctroies

Pour prevoirprévoir à mon fait, ains que196[196] avant de. me mettre en voîevoie197[197] en route..

Ainsi puisses-tu voir prospererprospérer tes amis

Et tout malheur tomber dessus198[198] sur. tes ennemis.

Creon

Pour brasser quelque mal tu quiers199[199] requiers, demandes. cestcet avantage.



--- 26 ---
 

Medée

730Pour faire quelque mal faut du tanstemps d’avantagedavantage200[200] il faut davantage de temps..

Creon

Qui pretantprétend faire mal n’a jamais peu de tanstemps

ToutesfoisToutefois pour ce jour faifais ce que tu pretansprétends :

Mais premier que201[201] avant que. demain la matinallematinale Aurore

De jaune rougissant le Ciel bleu recolore,

735Va-t’en, et de danger delivredélivre cette place.

Je le didis, je le veusveux, et me plaît qu’on le facefasse.202[202] Formule qui prend des allures officielles et qui signe la fin du dialogue entre Créon et Médée. Créon a donc cédé à la demande de la Corinthienne, tout en comprenant le risque encouru. De fait, le monologue de Médée qui suit révèle qu’elle a manipulé Créon pour pouvoir se venger.

[Créon sort, et Médée reste seule.]

Medée

Donques203[203] Nous conservons la forme longue pour des raisons métriques, pour cette occurrence et les suivantes. En l’état, ce vers comporte 13 syllabes : il serait préférable de lire "doncq" sur la deuxième occurrence, comme c’est le cas de l’édition de 1575. je m’en irai ? donques vivra sans danger

Ce déloîaldéloyal Jason ? donques sans me ranger

Je m’en irai ainsi ? et Glauque glorieuse

740Prendra heur de celui qui me fait malheureuse204[204] Tirera son bonheur de celui qui me rend malheureuse. !

Non, je m’en vangeraivengerai, je ferai que la GreceGrèce

ConnoitraConnaîtra combien peut Médée vangeressevengeresse.

EusseEussé-je bien prié ce tirantyran inhumain,

EusseEussé-je bien voulu le toucher main à main,

745N’eût été sous espoir d’avoir loisible espace

De me vangervenger de lui, et de toute sa race.

Sus donq’, Medée, sus, repranreprends tous tes esprisesprits,

Pratique maintenant ce que tu as aprisappris,

Recherche les secrétssecrets de la sainctesainte sciancescience

750Dont tu as mainte-fois maintes fois fait mainte experianceexpérience :

FaiFais que de ton malheur, et ton triste fuir205[205] Verbe substantivé, ta triste fuite.

Nul de tes ennemis se puisse réjouir.

N’as-tu pas autresfoisautrefois arrêté la carrierecarrière

Des fleuves ondoïansondoyants ? n’as-tu pas en arrierearrière

755Détourné maintes-foismaintes fois tous les celestescélestes cours ?

N’as-tu sauvé Jason par ton magiq’206[206] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. secours,

Charmant les ïeusyeux veillansveillant par ton remâché carme207[207] remâché : ruminé ; carme : vers.

Et armant contre soi le Terre-né gendarme208[208] soldat..



--- 27 ---
 

N’as-tu pas maintesfoismaintes fois par tes vers murmurés

760Tiré des monumansmonuments209[209] Des monuments funèbres. les esprisesprits conjurés ?

C’est trop peu que cela ; ce sont faits de pucelle :

Tu ne savois pour lors que c’est210[210] ce que c’est. d’être cruelle :

Hausse-toi maintenant, horrible ta fureur ;

Tes faits 211[211] Que tes faits. facentfassent aus Dieus et aus hommes horreur.212[212] Nouvelle insistance sur le "maintenant" qui fonde le moment tragique.

[Médée sort, le choeur passe sur le devant de la scène.]

Le Choeur

765Tou-joursToujours le vantvent tempêtant

Sur la mer AEgée213[213] Egée est encore vivant au moment de l’histoire de Médée, si bien qu’en théorie, la mer Egée n’a pas encore ce nom.

Ne va l’onde tourmantanttourmentant

De rage enragée :

 

Et de l’eau fierefière l’effort

770Qui tansetance sa rive

N’empêche tou-jourstoujours qu’au port

La barque n’arrive.

 

Mais la tranquilité suit

En son rancrang l’orage,

775Et tou-jourstoujours sur Mer ne bruit

La vanteuseventeuse rage.

 

Le Jour chassé de la Nuit

Fait place à la Lune,

Puis encor le Soleil luit

780Chassant la Nuit brune.

 

Sous le Ciel les choses sont

Toutes inconstantes,

Et par rancrang vont et revont

Leur ordre chang’anteschangeantes214[214] Nous utiliserions le gérondif "changeant", mais nous conservons l’accord pour la rime..

 

785Mais, Médée, ta rigueur

Constante demeure,



--- 28 ---
 

Et prantprend nouvelle vigueur

Croissant d’heure en heure.

 

Comme famefemme insensée,

790De corps ni de pensée

Elle ne prantprend repos ;

Forcenée de rage,

SoimêmeSoi-même ell’215[215] Nous conservons l’apocope pour des raisons métriques. s’acourage

Par ses mal-sainsmalsains propos.

 

795O que je craincrains que la furie,

Ains216[216] Avant. qu’elle soit d’ici partie,

Au Roi CreonCréon facefasse santirsentir,

Et à sa fille, et à son gendre,

De leurs outrageusoutrageux entreprandreentreprendre217[217] Verbe substantivé (leurs entreprises outrageuses).

800Un miserablemisérable repentir.

 

Fin.

Acte IIII

La Nourrice Medee Jason le choeur

La Nourice

DieusDieux, qu’est ceci ! voulés Voulez-vous point cesser ?

Voulés Voulez-vous point ces propos delaisserdélaisser ?

Quelle fureur, quelle manie218[218] folie. extrême,

Quel desespoirdésespoir vous met hors de vous-même ?

805LâsLas, ces soupirs, ces arrachés sanglossanglots,

Témoins certains du deuldeuil219[219] souffrance. au coeur enclos,

Et ce marcher220[220] Verbe substantivé : cette démarche. d’une hâtée alleureallure,

Ces ïeusyeux ardansardents, et cette cheveleurechevelure

Effraïément221[221] Effroyablement. Nous conservons la forme ancienne pour le décompte syllabique. hérissée, et ce front

810Que vozvos courrouscourroux ainsi refrongnerrenfrogner font,



--- 29 ---
 

Menacent fort : tout cela m’épouvante,

Tant j’ai grand peur que le malheur s’augmanteaugmente.222[222] Nouveau portrait de la fureur de Médée.

Que voulésvoulez-vous ? que sert tant se douloir223[223] à quoi sert de se faire souffrir.,

Quand par douleur on ne peut mieusmieux valoir ?

815CessésCessez, Medée, et de vôtrevotre courage

D’orenavantDorénavant étrangésétrangez cette rage.

Medée

Cesser, chere Nourrice ? avant les luisansluisants jours

Deviendront noires nuisnuits, et les celestescélestes cours

On verra se changer : avant des eauseaux la course

820On verra roidementraidement retourner vers sa source :

Avant la Mer sera sans poissons, et sans eauseaux,

Et ne souffrira plus le voguer224[224] Verbe substantivé. des bateausbateaux :

Avant le feu et l’eau ne seront plus contraires :

Avant les vrais amis deviendront aversairesadversaires,

825Avant tout l’univers son ordre changera,

Et ce qui est possible impossible sera,

Que j’oublie le ton et la cruelle injure

De Creon, Roi cruel, et de Jason perjureparjure.225[225] Médée use ici de la figure classique de l’adynaton, la figure des impossibles, pour dissiper les illusions de la Nourrice sur la possibilité d’un dénouement favorable.

Quel ScilleScylla, quel CaribdeCharybde226[226] Deux monstres marins de la mythologie grecque que les Argonautes ont rencontrés, Scylla étant un rocher et Charybde un tourbillon d’eau., et quel gouffre profond

830Engloutissant les eauseaux qui bouillonnent en rond,

Et quel AetneEtna227[227] Etna, le volcan des forges de Vulcain. brullantbrûlant, pourroïentpourraient devorerdévorer l’ire228[228] colère.

Qui de mes ennemis la vang’ancevengeance desiredésire ?

Le roideraide cours des eauseaux, ni le feu allumé,

Quand par le soufflement229[229] souffle. des vansvents est animé,

835Ni le TansTemps devorantdévorant, qui à soi tout attire,

Ne me pourroïentpourraient ôter la rage qui m’empire.

Bref, je me veusveux vangervenger : je veuveux ruiner tout230[230] Comparer cette volonté de "ruiner tout" au récit final du messager. :

Je veuveux que mon savoir soit connu à ce coup.

Je ne puis plus celer231[231] cacher. le mal qui m’époinçonne,

840Et l’échauffé courrouscourroux qui dans mon coeur bouillonne.232[232] La rage de Médée doit se traduire par un spectacle vu par tous. Sur ce point voir notamment Norman Doiron, « Médée ou la naissance de la sorcellerie. La tragédie oubliée de La Péruse », dans Revue d’histoire du théâtre, 2013-2, n°258, p. 217-235.



--- 30 ---
 

La Nourrice

Or gardésgardez bien qu’en vous voulant vangervenger

Ne vous mettiésmettiez vous-mêmes en danger.

Mais voivois-je pas Jason ?

[Jason entre.]

Medée

C’est lui, cherechère Nourrice,

Le traitretraître vient vers nous pour farder233[233] masquer. sa malice.

845Que cherches-tu, Jason ? viens-tu ici pour voir

Celle que par ta faute on met au desespoirdésespoir ?

Jason

Médée, ton courrouscourroux et ton hautain courage234[234] Ton coeur orgueilleux.

Ne t’ont pas seulemantseulement ici porté dommage :

Mais maintefoismaintes fois ailleurs : Je ne le didis pour moi,

850Qui ne te puis haïr ; je le didis pour le Roi,

Que tes propos cruels ont irrité en sorte

Que, sans l’amour de moi, tu fusses déja morte.

Donc, si tu as du mal, tu l’as bien mérité :

FollemantFollement du sugetsujet est son Prince irrité.

Medée

855O méchant déloïaldéloyal, coeur rempli de faintisefeintise235[235] mensonge, fausseté.,

EsseEst-ce la loïautéloyauté que tu m’avoisavais promise ?

As-tu bien eu le coeur, perjureparjure, de laisser

Celle par qui tu vis ? as-tu osé panserpenser

Un si lâche forfait ? as-tu eu le courage

860De violer les droits du sacré mariage ?

Sont-ce les propos fainsfeints qu’en Colches236[236] Colchide, région d’origine de Médée. me tenoistenais,

Quand, malheureuse, las ! le moïenmoyen t’aprenoisapprenais237[237] Je t’apprenais (omission du pronom).

D’aqueriracquérir la toison, aimant trop mieusmieux te suivre

Qu’avéqueavecque238[238] Nous conservons cette forme pour le compte syllabique. mes parents honorablement vivre ?239[239] L’idée du mensonge de Jason, sur laquelle La Péruse insiste plus que ses sources, contribue à justifier les crimes de Médée. Voir par exemple Alessandra PREDA, « La juste colère. Autour de la Médée de Jean-Bastier de La Péruse », Atlante. Revue d’études romanes, n°9, automne 2018, p. 163-178.

Jason

865Ne me reproche plus les biens que tu m’as faisfaits,

Si tu ne veusveux ouîrouïr raconter tes forfaisforfaits.



--- 31 ---
 

Medée

Ha, méchant, les forfaisforfaits me rendent miserablemisérable :

Mais tu en es aussi, et plus que moi, coupable :

Je les ai faits pour toi, tu en as le plaisir,

870Et j’en ai le reproche, et j’en ai déplaisir.240[240] Difficile question de la responsabilité : le criminel est-il celui qui exécute le crime ou celui à qui il profite ?.

Bien doidois-je détester la funebrefunèbre lumierelumière

Qui à mes tristes ïeusyeux te montra la premierepremière.

Jason

Médée, il n’est pas tanstemps de parler longuemantlonguement,

Mais il te faut pourvoir à ton departemant241[241] départ : nous maintenons cette forme pour le décompte syllabique, tout comme au vers suivant..

Medée

875De mon departemant point ne faut que te chaille242[242] Il ne faut pas que tu te préoccupes de mon départ.,

J’iy pourvoiroipourvoirai assésassez avant que je m’en aille.

Jason

Encore je te pri’243[243] Nous maintenons l’apocope pour des raisons métriques., Médée244[244] Prononcer Mé-dé-e., de laisser

Ce courrouscourroux et ce deuldeuil245[245] souffrance., et à ton fait panserpenser.

Medée

Mais pense à toi, Jason, et encor246[246] Apocope nécessaire pour le décompte syllabique. te souvienne

880Du Dragon non-dormant, gardant la riche laine247[247] La toison d’or était gardée par un dragon. :

PansePense encore, Jason, et métsmets devant tes ïeusyeux

Du taureau pié-d’arainpied d’airain 248[248] Référence à une épreuve imposée par Eétès pour obtenir la toison d’or (labourer une terre avec un taureau aux sabots d’airain et crachant du feu, contre lequel Médée a fourni un baume magique). le regard furieusfurieux :

Et faifais que dans ton coeur encore soit emprainteempreinte,

Ainsi qu’elle fut lors, la fraïeurfrayeur et la crainte,

885Qui saisit tes esprisesprits, quand des sillons semés

Nâquirent promptement mille freres armés249[249] D’après la légende des Argonautes, des soldats naissent de la terre semée des dents du dragon. :

Lesquels incontinantincontinent250[250] juste après. estreêtre partis de terre,

Firent, par mon moïenmoyen, l’un contre l’autre guerre.

Et pansepense encore au gain de la riche toison

890Que par moi tu conquis ; pansepense encore Jason

A la cruelle mort d’Absirte251[251] Nouvelle référence au frère que Médée a cruellement assassiné pour aider les Argonautes. : et encor252[252] Apocope nécessaire pour le décompte syllabique. pansepense

Au Roi qui, sous espoir de r’entrerrentrer en jouvancejouvence,

Fut miserablementmisérablement par ses filles recuit253[253] Nouvelle référence à Pélias, que, sur le conseil de Médée, ses filles font bouillir, pensant le rajeunir. :



--- 32 ---
 

PansePense encore à beaucoup ausquelsauxquels mon art a nuitnui,

895Pour toi tant-seulementtant seulement. Ore254[254] Maintenant. pour recompanserécompense,

Tu as, me dédaignant, fait nouvelle alliance.

Ores je m’en irai : car, pour m’infortuner

Ce n’est assésassez de toi me voir abandonner :

Il faut pour m’achever qu’encore sans conduite,

900O miserablemisérable moi ! d’ici je prêneprenne fuite.

Jason

Puis qu’ainsi plaît au Roi, il le faut vraimantvraiment.255[255] Le vers est faux : il faut peut-être lire "vrayement", comme dans l’édition de 1575.

J’en suis marri256[256] contrarié. ; mais quoi ? ce n’est injustemantinjustement,

Tu l’as bien mérité. C’est par trop grande audace

De menacer ainsi et le Roi et sa race.

905DiDis moi tant-seulementtant seulement dequoide quoi auras besoin,

Afin que d’en fournir ore je preneprenne soin.

Medée

Je ne veuveux rien qu’un point. Sans plus, faifais que je donne

A ta nouvelle épouse une riche couronne,

Qui jadis du Soleil le chef doré orna,

910Puis à son aimé fizfils mon père la donna :257[257] "Mon père" est une apposition à "son aimé fils" et donc le complément d’objet indirect du verbe "donner" : Éetès, père de Médée, est en effet le fils du Soleil.

AffinAfin que desormaisdésormais de moi il lui souvienne,

Et noznos pauvres enfansenfants comme siens elle tienne.

Jason

Cela me plaît trébientrès bien, et à ce258[258] ceci. j’aperçoiaperçois

Que ton courroux s’appaise : or sache que le Roi

915Le trouvera fort bon. Si tu m’en crois, Médée,

FaiFais que par noznos enfansenfants elle soit presentée.

[Jason sort, Médée reste seule.]

Medée

, seule. 259[259] Il s’agit ici de la seule indication dramaturgique de la pièce.

Or260[260] Maintenant. ai-je le moîenmoyen de me vangervenger du tort

Que l’on m’a fait : or puis-je ensemble mettre à mort

Le Roi et Glauque aussi : Quant est de mon perjureparjure261[261] Jason.,

920L’heure assésassez tôt viendra que sa pénepeine il endure.

Mais pour son beau parti262[262] Glauque, sa promise., j’enclorroienclorai dedans l’or



--- 33 ---
 

Du sang de Nesse263[263] Nessus ou Nessos, centaure. D’après les Métamorphoses (IX), Nessus tente d’enlever Déjanire, mais il est blessé par Hercule d’une flèche empoisonnée au sang de l’Hydre de Lerne. Avant de mourir, Nessus confie à Déjanire sa tunique ensanglantée, prétendant qu’elle permettra de renforcer l’amour d’Hercule. Bien sûr, la tunique brûle Hercule et le tue. même, et enclorroienclorai encor264[264] Nous maintenons l’apocope pour la rime.

Au dedans du presantprésent, de la brullantebrûlante alénehaleine

Du taureau souffle-feu, que j’arrachai à pénepeine

925De son gosier ardantardent, quand ce traître Jason

Eut, par mon art, conquis la Colchique toison.

Puis par mon art magic265[265] Nous maintenons l’apocope pour le compte syllabique. (qui, si onc266[266] si jamais., à cette heure

Au besoin m’aidera), toi la noire demeure

De l’Averne profond267[267] les enfers., et vous les hautains CieusCieux,

930Ensemble appellerai268[268] j’appellerai. d’un cri tout furieusfurieux.

Là, si onques jamais, ô lumière nocturne,

Là je t’invoquerai sou’sous l’horreur taciturne,

Et toute échevelée, et aïantayant les piéspieds nus,

Par les travers secrétssecrets des bois les plus fueillusfeuillus

935Je courrai grommellantgrommelant, et appellant sans cesse,

De suite, tes trois noms : tu m’oirras, ma Déesse269[269] Apostrophe à Hécate-Diane, déesse triple, de la lune, de la chasse et des enfers.,

Et de mes cris ouïs signe me donneras,

Quand soudain en palleurpâleur ta clarté changeras.

Ainsi ce don cruel je charmerai de sorte,

940Que quiconque premier dessus son chef le porte

Sera soudain brullébrûlé, et qui s’approchera

Pour lui donner secours, encore brullerabrûlera :

Plus on iy getterajettera son elementélément contraire

Plus il s’enflameraenflammera. De ma belle aversaireadversaire

945Je serai donc vangéevengée. Allons, Médée, allons,

Importunons le Ciel, tout l’Enfer appellons.

Et vous enfansenfants mal-nésmal nés, la couronne mortelle

De ma part porterésporterez à l’épouse nouvelle.

[Faut-il supposer que les enfants sont sur scène ou que Médée s’adresse à eux alors qu’ils sont absents ? Rappelons que le Gouverneur expliquait qu’ils étaient trop jeunes pour comprendre : il n’est donc pas exclu qu’ils soient sur le plateau tandis que Médée énonce son plan.] [].

Le Choeur

270[270] Ce chant du choeur est constitué d’une ode à la Défiance, qui, d’après Phillip John Usher, peut s’appliquer à tous les personnages, lesquels manquent tous de prudence – d’ailleurs, la fin du chant incite à se méfier des Grecs, tout en avertissant Glauque de la tromperie de Médée. Voir Phillip John Usher, « Prudency and the Inefficacy of Language : Re-politicizing Jean de La Péruse’s Médée (1553) », dans MLN, Volume 128, N°4, septembre 2013, p. 868-880.

Quand la regrétableregrettable EquitéÉquité,

950Ce monde ingrat aiantayant quitté,

En la sainte montaignemontagne271[271] L’Olympe.



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La dernieredernière des DieusDieux vola,

Avéques272[272] Nous maintenons cette forme pour des raisons métriques. elle s’en alla

La Sagesse compagne.

 

955Depuis (comme maugrémalgré la Nuit

Du vice aveuglant, qui nous suit,

L’Esprit suivant son esme273[273] projet.,

Lui beau cherche ce qui est beau)

Maints ont emploïéemployé leur cerveau

960À chercher elle-même.

 

Mais ne pouvanspouvant plus trouver rien,

En ce bas être, d’un tel bien,

Qu’une ombre manteressementeresse,

ChâcunChacun s’est feint à son plaisir,

965Comme l’a mené son désir,

Une propre Sagesse.

 

Or cetui-làcelui-là, sussur le Souci,

SusSur la Liberté cetui-cicelui-ci,

La Sagesse aura mise :

970QuelcunQuelqu’un pour bien dissimuler,

Quelque autre pour amonceler

Les biens que châcunchacun prise.

 

Avéque274[274] Nous maintenons cette forme pour des raisons métriques. ceusceux s’arangeraarrangera

Que sages l’on estimera :

975Mais, si de la PrudancePrudence

Il nous reste encor’ quelque peu,

Tout à toi je l’estime deu275[275] Dû (nous maintenons la forme pour la rime).,

O sage DeffianceDéfiance.

 

HeureusHeureux qui t’a seusu embrasser,

980Et que tu as daigné dresser



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Sous ta seuresûre conduite :

Il n’a veuvu sussur son chef muni

Tomber de son traitretraître ennemi

La tempête dépite.

 

985Mais qui sans la guide de toi276[276] Sans ta conduite.,

Trop simple, et peu songneussoigneux de soi,

A bien eu esperanceespérance

De pouvoir trouver ici bas

La foi, qui ores n’iy est pas,

990A trouvé repentance.

 

Sans toi le guerrier paresseusparesseux,

S’assommant au soir ocieusocieux277[277] consacré au loisir.,

Avant que l’avoir veüevue,

Sent bien souvantsouvent de l’ennemi

995Dedans son gosier endormi

Entrer l’arme pointue.

 

Sans toi, par l’infameinfâme poison278[278] Mot féminin.,

Dans quelque envieuse maison,

Mêlée ausau dousdoux bruvagebreuvage,

1000Souvent voit devenir plus courscourts,

Qu’il n’étoitétait ordonné, ses jours,

Le banqueteur peu sage.

 

Mais avec toi le fin guerrier,

De l’espion avanturieraventurier

1005Trompe l’attanteattente vaine :

Mais avéque279[279] Nous maintenons cette forme pour le compte syllabique. toi, l’hôte seur280[280] Sûr (nous conservons la forme pour la rime).,

De l’execrableexécrable bouconneur281[281] Empoisonneur.

Rompt l’emprise282[282] entreprise. mal-sainemalsaine.

 

Si le peu caut283[283] prudent. EpimethéEpiméthée284[284] A l’inverse de Prométhée (qui réfléchit avant, "pro"), Epiméthée pense après ("epi") et accepte en don des dieux Pandore, la première femme, qui, poussée par la curiosité, ouvre la boîte permettant au mal de gagner le monde des humains.



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1010Couvert de ton aile eût été,

Quand l’infetteinfecte Pandore

Enfarcina ce monde bas

Des pestes, qui jusqu’au trépas

Nous aguettent encore :

 

1015La fievrefièvre au maintien tremblotant,

N’iroitirait point ainsi demantantdémentant

Du jeune homme malade

L’âge abandonnant sa vigueur,

D’un gris cheveu, d’une maigreur,

1020Et d’une couleur fade.

 

La tarde285[285] Lente. goutegoutte ne feroitferait

Qu’en un foïerfoyer s’assoupiroitassoupirait

La force abatardieabâtardie

Du soldartsoldat, dont l’horrible bras

1025Seul eût peu foudroïerfoudroyer là baslà-bas

Mainte presse ennemie.

 

Trop constante alors tu suivis

Promethé286[286] Nous conservons cette forme pour le compte syllabique. du plus sage avis,

De qui ne valut guereguère

1030Vers toi, de son frerefrère aller voir,

Ni vers lui, de te recevoir,

L’importune priereprière.

 

Il eut donc fiance287[287] confiance. au maintien

Du TuargeTue-Arge Cyllenien288[288] Mercure, tueur d’Argus et honoré sur le Cyllène, montagne d’Arcadie où il serait né.,

1035Par qui la Tout-donnée

Des DieusDieux, pour nous donner tout mal

SoubsSous un visage liberallibéral,

Lui étoitétait amenée.289[289] Pandore, donnée par les dieux à Epiméthée et source de tout mal.





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Quelle simplesse290[290] simplicité (entendue négativement). de pouvoir,

1040Quelle folie de vouloir

Croire en la sainte mine

Des hommes, qui jamais au front

Ne vont écrivant ce qu’ils ont

Caché dans la poitrine.

 

1045Mais par sus tous291[291] Par dessus tout. est évantééventé,

Mais par sus tous a meritémérité

Qu’on l’écrive au long rolle

Des sots, qui de son malveillant

Peut accepter le faus-semblantfaux-semblant

1050Et la GréqueGrecque parolleparole.

 

Fille à CreonCréon, si tu m’en croi’crois,

Le don, bien que beau, ne reçoi’reçois

De la main ennemie :

De crainte que ne soit caché

1055Le Serpent de venin taché

DessoubsDessous l’herbe fleurie.

 

Fin.

Acte V

Le Messager le choeur La Nourrice Medee Jason

Le Messager

Mon Dieu, tout est perdu.

Le Choeur

Qu’a cet homme éperdu ?

Le Messager

Un nouveau feu charmé, cruellemantcruellement devoredévore,

1060Ains292[292] Plutôt. a ja293[293] déjà. devoré, Glauque, et son perepère encore,

Avec tout leur palais.

Le Choeur

Quel feu, mon Dieu, comment ?



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Le Messager

Je vous le conterai, mais que premierementpremièrement,

Mes esprisesprits égarés par la fraïeurfrayeur soudaine

RevenansRevenant dedans moi, j’aïeaie repris alainehaleine.

Le Choeur

1065Bien a deu t’époüanterépouvanter

De voir un cas si hideushideux,

VeuVu que le seul raconter294[294] Verbe substantivé (le simple récit).

Nous dresse ja295[295] déjà. les cheveuscheveux.

Le Messager

Or sachéssachez donc, que déja la journée

1070Proche avenoitadvenait, qu’on avoitavait ordonnée

À la Colchide296[296] Le jour où la Colchidienne devait fuir approchait., affinafin de s’en fuirenfuir,

Lors que voici ses deusdeux enfansenfants venir

Devers la fille à Creon, pour lui faire

Le riche don, de la part de leur meremère.

1075Ne saisais commantcomment, alors que contre nous

Le Destin tachetâche exercer son courrouscourroux,

Quelque DaimonDémon tou-jourstoujours nous ammonêteadmonête297[297] La forme correcte en français moderne serait "admoneste", mais elle empêche la rime.

Taisiblement298[298] Silencieusement. de la proche tempête :

Comme si Glauque eusteût conneuconnu que mortelle

1080Lui eût été cette couronne belle,

El’299[299] Apocope nécessaire au compte sylabbique. la refuse, et, se tournant, montroitmontrait

AssésAssez combien tel don peu lui plaisoitplaisait.

En finEnfin, Jason, :"OtésÔtez, dit-il, m’amie,

Tous ces dédains, et ne soiéssoyez marrie300[300] triste, contrariée.

1085Si tous ceus ceux-là qui de moi sont cherischéris,

Je veusveux de vous estreêtre aussi favoris.

RecevésRecevez donc ce don que vous veut faire

La mienemienne race301[301] mes enfants., et envers vôtrevotre perepère

Faites pour euseux, pour les recompanserrécompenser,

1090Que hors d’ici ne les vueilleveuille chasser. "302[302] Faites en sorte que votre père ne les chasse pas pour les récompenser de ce don.



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De son épousépoux les propos l’ont émuëémue,

Et retournant sa plus amiableaimable veuëvue

Vers les enfansenfants, plus gratieusemantgracieusement

Les recuillitrecueillit, tant que non seulemantseulement

1095Elle receutreçut ce beau don, mais encore

Aussi soudain son chef303[303] sa tête. blond en decoredécore.

TantostTantôt après, mignardée au regard

D’un miroërmiroir304[304] A prononcer en 3 syllabes., par maint geste mignard,

Pompante ainsi d’une honteuse gloire,

1100Par le Palais, traçoittraçait ses pas d’ivoire,

Se promenant, et or’ d’un petit clin

JettoitJetait ses ïeusyeux dessus son col marbrin305[305] Sur son cou blanc comme marbre.,

Or regardoitregardait de son gentil corsage,

Pour façonner ses pas, l’ombre volage.306[306] Glauque est ici caractérisée par une certaine vanité.

1105Mais, hé, mon Dieu ! que tout ce beau deduit307[307] plaisir.

Un cas hideushideux, un cas horrible ensuit :

Car tout soudain, tout soudain la pauvrette,

Chang’antChangeant couleur, et devenant muette.

TramblantTremblant la tête, et regrinssantregrinçant les dents,

1110DeçaDeçà, deladelà, tourna ses ïeusyeux ardensardents :

Et puis menant contre soi-même guerre,

Tout roidementraidement se lança contre terre.

Alors un feu dans son chef308[308] sa tête. commançacommença

A s’allumer, qui guiereguère ne cessa

1115Qu’en tout le corps sa flameflamme eut épandue.

Dieu sçaitsait combien alors fut éperdue

Toute la CourtCour : l’un pour l’aider tâchoittâchait

S’en aprocherapprocher, et la toucher n’osoitosait,

L’autre crioitcriait, l’autre jettoitjetait des larmes,

1120L’autre couroitcourait annoncer ces alarmes

Au pauvre Roi, qui soudain acoureuaccouru



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Devers le lieu ; comme tout éperdu

Il l’aperceutaperçut, meumu d’amour paternelle309[309] Amour est souvent féminin au XVIe siècle.,

Pour l’embrasser vient se lancer sur elle,

1125Blâmant les DieusDieux, qui le privoîentprivaient ainsi

Sur ses vieusvieux ans, de son plus cher souci,

Et, détestant une mort si cruelle,

Mourir pourtant desiroitdésirait avec elle.

Le seul guerdon310[310] Récompense. qu’a sa pitié receureçu,

1130C’est le trépas, car lors qulorsqu’il a voulu

Lever de là son corps d’âge débile311[311] sens latin de fragilité physique.,

Il l’a senti à la chair de sa fille

Être attaché d’un gluau312[312] piège à oiseau qui fonctionne avec de la glu. malheureusmalheureux,

Par la vigueur du feu contagieuscontagieux :

1135Ainsi tous deusdeux en une même flameflamme

Se debatansdébattant, ils ont rendu leur ameâme.

Mais non contantcontent encore, s’éprenant

Plus fort ce feu, est allé forcenant

Par tous les lieuslieux du grand Palais, en sorte

1140Que ce n’est plus rien qu’une cendre morte

De ce qui fut n’aguerenaguère un Roi CreonCréon,

Glauque sa fille, et toute sa maison.

Le Choeur

Vraiment fille malheureuse,

Et perepère plus malheureusmalheureux,

1145Bien la Fortune envieuse

S’est moquée de vous deusdeux.

[On peut supposer que le messager quitte ici la scène, et peut-être que le choeur se retire en fond de scène.] [Médée et la nourrice entrent.]

La Nourrice

FuiFuis-t’en d’ici, fuifuis-t’en, ma nourriture cherechère313[313] Toi que j’ai nourrie, élevée.,

FuiFuis-t’en, mais vitement, Glauque et le Roi son perepère

Et le Palais RoïalRoyal, sont déja tout en feu,

1150Pour le mortel presentprésent que de toi ils ont eu.



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Medée

Quoi fuir ? quand déja en fuite je seroïeserais

Pour voir de si beausbeaux jeusjeux encor je reviendroïereviendrais314[314] Quand a un sens hypothétique : si j’étais partie, je reviendrais pour voir de si "beaux jeux"..

Ils sont donques315[315] Nous conservons cette forme pour la métrique. brulésbrûlés, ô désirés propos :

J’aurai d’orenavantdorénavant en mon esprit repos.

1155On ne dira jamais, courageuse Médée,

Que sans te revangerrevenger un méchant t’ait blessée.316[316] Que, sans que tu t’en vanges, un méchant t’ait blessée.

Que reste-il plus, sinon que massacrer les fizfils

Qu’avec ce déloïaldéloyal, malheureuse, je fis.

La Nourrice

DieusDieux immortels, avés avez-vous donc envie

1160De mettre à mort ceusceux qui par vous ont vie ?

Medée

Ils mourront, ils mourront, ton coeur est trop coüartcouard317[317] lâche..

Vrai est qu’ils sont mes fizfils, mais Jason iy a part.

Jupiter, qu’est ceci ? quels flambeausflambeaux noirs m’étonnent ?

Quelles rages d’Enfer de si près me talonnent ? 318[318] "Quant à La Péruse, il n’accorde à Médée aucune atténuation dans le crime, si ce n’est cependant un moment d’hallucination et de folie avant de le perpétrer, suivant en cela Sénèque ; mais Sénèque accorde à Médée ce moment de délibération véritablement pathétique, que La Péruse lui refuse." Françoise Charpentier, « Médée figure de la passion. D’Euripide à l’âge classique », dans Prémices et Floraison de l’Âge classique, mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, éd. B. Yon, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, 1995, p. 398.

1165Quels feusfeux, et quels fleausfléaux, quelle bande de nuit

Ainsi de toutes parts siflantesifflante me circuit319[319] m’entoure. ?

Quel Serpent est ici ? quell’quelle horrible MegereMégère ?

Quelle ombre démambréedémembrée ? ha, ha, ha, c’est mon frerefrère,

Je le voivois, je l’entansentends, il veut prendre vang’ancevengeance

1170De moi, cruelle soeur, il veut punir l’outrance320[320] outrage.

Que je lui fis à tort, il est ores recors321[321] maintenant il se souvient.

Que trop bourrellemantbourrellement322[322] trop cruellement. je demembraidémembrai son corps.

Non, non, mon frerefrère, non : voici ta recompanserécompense.

Jason, traitretraître, me fit te faire cestecette offanceoffense.

1175Voici, voici ses fizfils, renvoïerenvoie323[323] Prononcer en deux syllabes : renvoi-e. les Furies,

RenvoïeRenvoie ces flambeausflambeaux, sans que tu m’injuries :

La main qui te meurdritmeurtrit même te vangera,

Pour mon frère tué, mon fizfils tué sera.

TienTiens donc, frerefrère, voici pour appaiserapaiser ton ire324[324] ta colère.,



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1180Je t’offre corps pour corps. Je t’en vaivais l’un occire325[325] tuer.. [Le premier infanticide a eu lieu ici.] 326[326] Comme l’a montré François Lecercle, La Péruse est le seul dramaturge moderne à suivre Sénèque en représentant sur scène l’infanticide, mais il réduit l’impact du second meurtre, qui procure à Médée, chez Sénèque, un plaisir assez ambigu (François Lecercle, « Médée et la passion mortifère », dans La poétique des passions à la Renaissance. Mélanges offerts à Françoise Charpentier, éd. F. Lecercle et S. Perrier, Paris : Champion, 2001, p. 239-255).

J’ai oüi quelque bruit, on nous vient courir sus, [On entend Jason.]

Nourrice, pranprends ce corps, allons, fuionsfuyons lassus327[327] là-dessus, là-haut.

Au plus haut du logis. Que te servent ces larmes ? [Cet hémistiche donne des indications sur le jeu de la nourrice.]

Ja[son]

Sus, sus, apresaprès, amis, sus châcunchacun coure ausaux armes !

1185AllonAllons, qu’on mette bas promptement la maison

Et qu’on vangevenge l’injure et l’enormeénorme poison.

Medée

Tous tes propos sont vains, tu ne me sauroissaurais nuire,

Car Phebe328[328] Phébus, le soleil, grand-père paternel de Médée. mon aïeul me garde de ton ire329[329] me protège de ta colère. :

Menace donc ton sousoûl, quand voudrai m’en aller330[330] Quand je voudrai m’en aller.,

1190Le chariot aeléailé me guindera 331[331] m’élèvera. par l’aërair.

TienTiens, voilà un des fizfils. [Depuis le toit du logis, Médée jette à Jason le cadavre de son premier fils.]

Jason

L’autre au moins me demeure,

Ou je meure avec lui.

Medée

Sans toi je veusveux qu’il meure.

Jason

Qu’il vive, je te pri’ par celui même flanc

Qui le porta.

Medée

Non, non, il mourra, c’est ton sang.

Jason

1195Hélas ! moi malheureusmalheureux, malheureuse ma vie :

O DieusDieux que vous avésavez dessus mon bien envie.

Qu’ai-je donques forfait ? quel est mon si grand tort ?

Medée

Tien, voilà l’autre fizfils. [Même geste : Médée jette le second cadavre.] Or’ l’un et l’autre est mort,

Encore vivras-tu, mais proche est la journée

1200Qu’esaux ruines332[332] Prononcer ru-i-nes. d’Argon t’atant ta destinée.

Tandis mon chariot en l’air m’emportera,

Et en ce triste espoir ton esprit languira,

Pauvre, seul, sans enfansenfants, sans beau perebeau-père et sans famefemme,

Qui aura desormais de fausfaux amant le blasmeblâme,

1205A l’exemple de toi se garde du danger

Par qui j’apranapprends mon sexe à se pouvoir vangervenger.333[333] Ces derniers vers, qui ne proviennent pas des sources antiques, révèlent que l’histoire de Médée se comprend dans le cadre plus général de la Querelle des Femmes (voir Zoé Schweitzer, « Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques », art. cit.). Faut-il prendre au premier degré cette invitation lancée aux spectatrices et cet avertissement destiné aux spectateurs ? Si La Péruse n’encourage probablement pas sérieusement les femmes à l’infanticide, il reste possible que cette affirmation de la puissance des femmes n’ait pas vocation à rester lettre morte. Voir sur ce point Nina Hugot « “J’apran mon sexe à se pouvoir vanger” : les leçons de Médée (La Péruse, sd) », dans Percées, numéro 5 : « Les mises en scène de la parole féminine (XVI-XVIIIe siècle), dir. L. Frappier, 2022. [URL : https://percees.uqam.ca/fr/article/japran-mon-sexe-se-pouvoir-vanger-les-lecons-de-medee-la-peruse-sd].

Fin de la Medée